lundi 27 août 2007
UNE CORVETTE DU PORT DE ROCHEFORT
ATTENTION
DOCUMENT
EXCEPTIONNEL !!!
L' Odyssée
de
L 'Alcmène
Les clichés de mise à l'eau d'un bateau sont ceux qui ont été pris à Rochefort, en Mars et en Juin 2012 à l'occasion de la sortie de l'Hermione de la forme dans laquelle cette corvette a été construite. L'Hermione a été reconstruite à l'identique d'après la corvette éponyme qui avait emmené La Fayette jusqu'à Boston pour venir au secours des Américains en lutte pour leur indépendance ...
Les autres clichés (les deux premiers) ont été pris à Cannes, ils font partie de la décoration d'un bar.
L' Abbaye de Trizay, le 21 juin 1848
Mimie Chérie,
Ainsi donc, chère âme, je pars à nouveau. Du moins avons-nous eu le bonheur de nous voir quelques jours ... Ces quelques jours, que n'ont-ils duré des mois !
Embrassons nous. Cet embarquement était écrit dans ma destinée : Il faut bien qu'un marin navigue !
Savez-vous qu'il m'arrive de bénir les fièvres qui m'ont saisi à la Martinique en décembre dernier, puisque ce sont elles qui m'ont ramené vers vous pour cette convalescence bien douce. Elles m'ont obligé à quitter ma Corvette, qui était un très excellent bateau, mais voici que je vais retrouver une autre Corvette, un peu plus grande puisqu'elle a, à dire vrai, la taille d'une Frégate. Je crois que je ne perdrai pas au change. Et puis, cette campagne achevée, ne serons-nous pas unis pour toujours ?
-" Ne pas vous écrire pendant deux mois et n'avoir rien à faire ?" _ Vous l'avez dit _ Oui mais mieux vaut promettre peu et tenir beaucoup. Allons, Chérie, n'est-ce pas que vous n'avez pas pu croire cela ?
Comme vous l'avez vu, je suis à Trizay. Le 19 juin je suis arrivé à Saujon à huit heures du matin ; la voiture de Rochefort ne part qu'à deux heures. J'avais donc six heures pour courir la ville et les champs. Je suis allé du côté de Ribérou ; j'ai roulé une grosse pierre sous un tamarin pour m'en faire un siège et ... Je me suis mis à rêver. A deux heures, j'ai pris la voiture qui m'a transporté à Saint-Agnant où je me suis trouvé en pleine assemblée. La bête joie de ces paysans a redoublé ma tristesse. J'ai gobé le reste de la route à pied ( cinq kilomètres environ ) et je suis arrivé vers six heures et demie à Trizay. J'y fus reçu aussi indifféremment que d'habitude, excepté par mon frère Lucy qui me fit mille amitiés.
Aujourd'hui, je me purge : La bile m'étouffe. Que ferai-je demain ? - Je n'en sais rien. Il était convenu je devais aller mercredi vous chercher pour vous conduire chez Émile, à Saint-Georges d'Oléron. La satisfaction de vous faire ce plaisir m'est même enlevée car mon père vient d'emmener tous les chevaux à la Chaussée de Marsay, à six kilomètres de Surgères.
Ma permission me paraît bien longue maintenant. Qu'aller faire dans l'île d'Oléron sans vous, ma belle âme chérie ? Tant qu'à mon voyage en Poitou, je m'ennuie d'y aller, pour la même raison et pour une infinité d'autres.
Enfin, de quoi me plaindre ? N'aurai-je pas eu ces quelques jours de bonheur, en juin mille huit cent quarante huit ! _ C'est beaucoup pour moi qui n'y suis pas habitué.
Oui, tu resteras gravé longtemps dans mon souvenir, jour heureux : Dix sept juin mille huit cent quarante huit !
Bain à la Grande Conche, promenade à deux dans Royan, aller et retour en char-à-bancs à deux places, etc., etc. _ A nous voir bras dessus, bras dessous, parcourant triomphalement les Quinconces, il me semblait que nous étions déjà unis par d'autres liens que ceux de l'amour. Mais cette union sera prochaine ... Pour le moment, sachons attendre car malheureusement nos positions ne nous permettent point de pouvoir escompter le bonheur. La réalité actuelle est bien dure pour nous ; la chance n'est pas souvent des nôtres. Mais, chose que je puis vous assurer, ma bonne petite Angèle, c'est que je vous aimerai toute ma vie de tout coeur, quoi qu'il arrive.
Je vous ai laissée bien souffrante, mon amie, soignez vous ; je tiens à lire dans votre prochaine lettre que vous continuez à profiter et que, lorsque je retournerai vous voir, vous serez de plus en plus grassouillette et bien portante.
Le premier, je serai chez moi et peut-être avant. Espoir, adieu et mille baisers, mon Angèle chérie !!!! Tout à vous.
Bien des choses à Madame votre mère. Ne pensez plus à cette pénible obligation que j'ai dû signer avant mon départ : _ " Au nom du Peuple Français "écrivait le Notaire en précisant que je m'engageais à rembourser la somme empruntée à Madame Pelletier ... "Dans le cours de trois ans à ce jour et à lui en servir l'intérêt au taux de cinq pour cent l'an, payable par année échue, aussi à compter d'aujourd'hui" ... Mais qu'est-ce qu'un emprunt de mille francs ? ... Le service en campagne à la mer m'aura bientôt permis de rembourser cela ... Vous le voyez bien, qu'il me fallait partir !
Rochefort, le 7 juillet 1848
Mimie chérie,
Il y a maintenant seize jours que ma dernière lettre est partie de Trizay où je me trouvais alors. Dieu, que le temps paraît long à celui qui attend ! Vous n'avez pas été malade, du moins ? Dites-moi bien vite qu'il n'en est rien et que vous allez bien.
A mon impatience et aux affres que je ressens je mesure celles qui seront les miennes lorsque je serai à bord de l'Alcmène ... Pensez donc : Une campagne de trois ans ! C'est bien pour une campagne de trois ans que je pars. Mais je n'oublie pas que vos angoisses et vos impatiences seront au moins égales aux miennes. Ne craignez rien cependant, l'Alcmène est un bon bateau : Une Corvette construite à Saint-Servan, qui a été mise à l'eau pour la première fois en 1834 et qui a déjà fait ses preuves lors de multiples campagnes.
Elle est armée de trente canons, mais nous ne devrions en avoir aucun besoin, l' Anglais n'étant point en guerre contre nous, même s'il nous bat froid. En tout cas, vous n'aurez point à craindre pour moi les balles perdues des révoltes ou révolutions : Je serai bientôt très loin de ces agitations qui se déroulent en ce moment à Paris et qui échauffent les ouvriers. Il vous faudra, lorsque vous m'écrirez, me raconter tout cela et me dire comment Monsieur de Lamartine entend remettre en ordre la nation.
Mais je vous ennuie sans doute en vous parlant politique, douce Angèle qui êtes faite pour tout autre chose ! Que mes pensées les plus douces vous accompagnent : Elles ne vous quitteront pas et je sais que le soir, à l'heure où se lève le croissant de la lune, vous songerez à moi, balloté par les flots. Vous vous en souvenez, n'est-ce pas : La lune éclairait les flots, lors de notre première promenade sur la plage de Foulerot ...
Je vous promets de penser à vous chaque jour et, chaque soir où cela me sera possible, Mimie chérie, je tiendrai mon journal à jour, afin de vous conter, tout simplement, ce que seront mes heures loin de vous. Elles seront tristes, assurément, mais elles seront surtout fiévreuses car chaque journée qui va passer me rapprochera de vous.
Nous larguerons les amarres avant le quinze juillet si tout va bien. L'armement du navire a déjà commencé : Nous faisons embarquer les vivres frais, les salaisons, les tonneaux de vin et ceux de poudre à canon ... Nous descendrons ensuite le cours de la Charente ... Le plein des réserves d'eau douce sera fait au fort Lupin où se tient la pompe. Le navire, alourdi, gagnera l'estuaire de la Charente, puis la rade de l'île d'Aix. Le quinze, nous devrions lever l'ancre après avoir embarqué les passagers : Entre autres, nous devrions embarquer un Monsieur D'Éhrensward, officier suédois, lequel doit faire campagne avec nous.
Ce Monsieur a été autorisé par le Ministre à faire également embarquer son épouse à notre bord ... Ne craignez rien, mon amie ... Elle est sûrement moins jolie que vous, encore que je ne l'aie pas aperçue ...Et puis j'aurai bien d'autres choses à faire plutôt que de m'occuper d'elle, ne croyez-vous pas !
Partant le quinze, nous devrions d'abord nous rendre à Rio de Janeiro, puis à Valparaiso et enfin aus îles Marquises et Tahiti. Nous faudra-t-il six mois ... Plus ? Je ne manquerai pas, en tout cas, de vous écrire et de vous faire parvenir mes courriers par chaque navire que nous rencontrerons, fût-il anglais !
Encore une fois, mon âme, je vous prie de saluer de ma part madame votre mère et de me rappeler au bon souvenir de Monsieur votre père. Des inclinations bien tendres me poussent vers eux parcequ'ils sont vos parents, tout simplement.
De bien doux baisers vont jusqu'à vous, mon Angèle chérie.
Tout à vous ...
Rochefort, le 12 juillet 1848
Mimie, ma chère âme,
Voici, à n'en pas douter, la dernière lettre que vous recevrez de moi avant notre départ. J'embarque dès aujourd'hui ; nous appareillons dans trois jours.
Mais il faut que je vous dise tout de suite la grande joie qui fut la mienne à réception de votre lettre, que le vaguemestre me remit hier matin. Je l'ai serrée dans un coffret que j'emporterai et qui sera l'écrin de notre amour. Je suis heureux d'apprendre que votre santé s'est complètement rétablie à cette heure. Il faudra tout me raconter, chère âme, comme je le ferai à votre intention : Il n'est point de petites et de grandes nouvelles ...
Pour moi, tout a de l'importance et, éventuellement, j'aimerais mieux recevoir de vous des nouvelles quelque peu alarmantes que recevoir des nouvelles qui laisseraient mon esprit vagabonder, imaginer je ne sais quoi, que vous désireriez me cacher. L'amour, vous le savez, est toujours prêt à l'alarme. Je ferai de même, pour ma part, et je promets que je vous raconterai tout, que je n'aurai à votre égard rien de caché.
D'ailleurs, que pourrait-il m'arriver ? Je vous ai dit que l'Alcmène est un bon bateau, ayant fait ses preuves. Et puis, selon la mythologie grecque, Alcmène n'est-elle pas un puissant personnage ? _ Pensez donc : Épouse du Thébain Amphitrion, elle fut aimée de Zeus en personne, qui la séduisit en revêtant l'apparence de son époux. De leur amour naquit Héraclès : Voyez sous quelles protections nous sommes placés !
J'ai annulé mon voyage à Poitiers : Je n'avais vraiment pas le coeur à voyager en ce moment ... Et puis, mes affaires financières ne sont pas si pressantes !
Je suis allé jusqu'à l'Arsenal ce matin : Le chargement du navire est achevé, l'Officier d'Armement avait clôt ses registres. J'ai porté à bord le sac contenant mes effets. Savez-vous bien que j'ai dû chercher pendant près d'une demi-heure, partout dans mon appartement, pour trouver ma pipe : Je l'avais rangée en un endroit invraisemblable ...
Je crois bien surtout que j'avais la tête ailleurs et l'esprit troublé ... Où pensez-vous qu'aient pu être mes pensées, chère Angèle ?
A bord, ma cabine est confortable, étroite, mais confortable : Je ne manquerai de rien et il y a même un petit bureau, sur lequel j'ai tout de suite placé le portrait que vous m'avez donné.
J'ai rencontré le Commandant Coudin, Capitaine de Frégate : C'est un homme calme, chevronné, avec lequel je m'entendrai certainement de façon parfaite. L'État-Major comprend aussi un Lieutenant de Vaisseau et deux Enseignes. L'équipage prévu est de deux cent cinquante hommes, mais ils ne sont pas encore tous présents : Les derniers embarqueront en même temps que moi.
Ne pleurez plus, chère âme, vous savez combien je vous aime. Ces trois années seront longues, c'est vrai, mais il nous faudra en bénir chaque jour puisqu'il nous rapprochera du bonheur. Vous savez combien je suis tout à vous et avec quelle ferveur, avec quelle tendresse je vous embrasse.
Au-revoir,Mimie chérie, au-revoir , ayez confiance !
N.B.
Votre frère François m'a rejoint hier au soir comme prévu. Ses quinze ans, que vous m'avez confiés, me seront plus précieux que ma vie. Je suis content d'avoir réussi à le faire embarquer comme mousse, puisque c'était là son voeu et puisque sa présence à bord sera toujours un peu de votre personne auprès de moi ! Ne craignez pas plus pour lui que pour moi : Tout ira bien et votre frère est un fier garçon !
Je vous embrasse encore, de toute ma tendresse.
Journal de
campagne
à bord de la
Corvette
l'Alcmène
ouvert le 14 juillet 1848 au port de Rochefort
UN PEU D' HISTOIRE
La Corvette l'Alcmène a été construite à Saint-Servan sous la direction de Monsieur Alexandre, Ingénieur de la Marine, sur les plans et devis de Monsieur Leroux. Commencée le 12 janvier 1830, elle a été mise à l'eau le 19 septembre 1834 et armée en novembre et décembre 1839.
Je retrouve sur les registres des devis d'armement les mentions concernant ses campagnes précédentes. Pour me faire une idée des qualités du bateau, j'ai relevé ce qui concernait ses deux dernières campagnes :
"Notice sur les campagnes que l'Alcmène a faites depuis son premier armement, et sur les divers changements opérés, à la suite de chaque campagne, tant dans l'arrimage que dans la mâture, la voilure et les diverses parties de l'armement".
Précis des principaux faits relatifs à la campagne que l'Alcmène vient de faire :
"L'Alcmène est partie de Brest le 22 mars 1838 pour aller exercer à la mer et sur la côte des apprentis canonniers destinés à devenir chefs de pièce. Armée de canons du calibre de 30, concentrés au centre, la Corvette se comportait fort mal et inclinait démesurément. Rentrée au port en juillet, le 30 fut remplacé par du 18 et quinze tonneaux de lest supplémentaires furent ajoutés aux 90 tonneaux arrimés. Ces 105 tonneaux furent concentrés le plus possible sur les petits fonds. un allégement de dix tonneaux dans la batterie joint à une augmentation de quinze tonneaux de lest arrimé donnèrent au navire une stabilité passable dans les circonstances ordinaires de la navigation.
"Toutefois, lorsqu'il ne restait à bord que deux mois de vivres, il dérivait et recommençait à incliner beaucoup ; le rétablissement de l'artillerie normale effectué en avril dernier a ramené l'exposant des poids que supporte la batterie à ce qu'il était lors de la présence des canons de 30. Néanmoins il n'en est pas résulté ce qu'on aurait pu appréhender : Un retour à l'inclinaison première. Le bâtiment s'est mieux maintenu qu'on aurait pu le croire. Il est vrai que les quinze tonneaux de lest supplémentaires lui sont restés. L'Alcmène chargée de cinq mois de vivres, d'un an de rechanges et munie de tout ce qui lui affère aura plus de stabilité, à beaucoup près que lorsqu'elle aura consommé. Au fur et à mesure qu'elle s'allégera les imperfections deviendront plus sensibles. Entre autres inconvénients le service de la batterie deviendra plus difficile. Le bâtiment, ainsi que ses semblables a le développement extérieur d'une petite Frégate tandis que son déplacement n'est que de cinq cent vingt cinq tonneaux.
"C'est à cette anomalie qu'il faut attribuer les reproches qui lui sont adressés. Je me crois d'autant plus fondé à émettre cette opinion que la surface de carène de l'Alcmène est plus grande que celle des flûtes de huit cents tonneaux. Si l'on augmentait la capacité de cette espèce de navire en allongeant le plus possible leurs oeuvres mortes, l'on approcherait assurément d'avantage du but que l'on se propose d'atteindre : Celui de posséder des bâtiments de belle apparence, armés par des équipages peu nombreux et susceptibles de se pourvoir de ressources suffisantes pour stationner loin de la métropole".
"Propositions faites pendant la dernière campagne et celles que l'on croit indispensables pour mettre le bâtiment en état de prendre la mer : Le bâtiment a passé en bassin en avril 1839. Il vient d'être calfaté pour la quatrième fois. Il n'a besoin d'aucune réparation".
"Observations sur la position de la mâture et sur les changements qu'on croit utile d'apporter à ses dimensions : La mâture est irréprochable et dans les proportions les mieux entendues. Il conviendrait seulement de réduire le guy et la bôme d'un mètre chacun".
"Observations sur les changements qu'on croit utile de faire dans l'arrimage et le gréement pour obtenir des qualités supérieures à celles qui ont été reconnues pendant la dernière campagne : Tenir le bâtiment le plus plombé possible".
Signé : Dagré
Capitaine de Corvette
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"Précis des principaux faits relatifs à la campagne que la corvette Alcmène vient de faire :
"La corvette Alcmène est partie de Rochefort le trois janvier 1843 pour se rendre en Chine. Dès le quatre elle éprouvait un coup de vent: Elle faisait beaucoup d'eau par les hublots et par les sabords. L'entrepont, le cinq, était plein d'eau, il a fallu le crever pour que l'eau se rende dans la cale. Le huit, la grand'vergue a cassé à babord à six pieds du centre où se trouvaient six gros noeuds et le trou du dé d'assemblage. Rentré à Rochefort le neuf, tous nos rechanges étant mouillés et quelques vivres perdus. On répare quelques hublots et nous partons le sept février pour Rio en passant à Gorée. Nous quittons Rio avec la Cléopâtre le onze avril. Du onze au treize mai en doublant le banc des Aiguilles, nous avons de très mauvais temps, la corvette fatigue beaucoup et fait de l'eau par ses hublots et ses sabords, nullement par les fonds".
"Le dix huit août, dans un typhon que nous avons essuyé avant Macao, c'était encore la même chose. Le quatre octobre 1843, entré dans le port de Cavite pour y remplacer vingt quatre feuilles de cuivre qui manquaient à babord devant. Le quatre avril 1844, parti pour le nord de la Chine où nous éprouvons du gros temps. Le six mai, en sortant de Mapu, nous avons touché légèrement sur le Blossom. Nous avons aussi échoué plusieurs fois dans les rivières de Shanghaï et de Ning-Po, mais sur des fonds de vase : Dans cette dernière rivière nous sommes restés quarante huit heures à la côte avant de pouvoir nous mettre à flot.
Le vingt cinq octobre, dans un typhon que nous avons essuyé en nous rendant de Macao à Manille, outre l'eau que la Corvette faisait par ses hublots, une voie d'eau se déclara de l'avant, la cambuse était pleine d'eau. A Manille on s'aperçoit que les bordages de l'avant sont à un pouce de la râblure, on calfate bien cette partie.
Le treize janvier, abattu à Hong-kong, on met en place une vingtaine de feuilles de cuivre qui manquaient".
"Le quinze juillet, nous rendant de Manille à Macao, une voie d'eau se déclare de l'avant. Nous avions sept pieds d'eau dans la cale, il a fallu pomper jusqu'en rade. Le dix huit, entré dans le port de Macao pour réparer.
Cette opération a été dirigée par Monsieur Masson, Ingénieur de la Marine. Viré en quille, changé quelques bouts de bordage piqués par les vers, un morceau de la quille, toute la fausse-quille, remplacé cent quatre vingt cinq feuilles de cuivre, un morceau de serre-gouttière de la batterie, mis des romaillets aux ponts, jumelé le mât de misaine qui a craqué, changé les élonges des bas-mâts, réparé les mantelets des sabords ainsi que quelques hublots, etc.
Malgré cela, toutes les fois que nous avons eu la mer grosse, en rentrant en France, la corvette a fait de l'eau".
Signé :
Fornier Duplan
Capitaine de Vaisseau.
"Radoubs faits jusqu'à ce jour à la coque".
"L'Alcmène n'a reçu que de très légères réparations en 1842, mais de 1846 à 1848 elle a été refondue : On a remplacé une partie de la membrure, les liaisons principales, le vaigrage, le bordé de la carène, le bordé du pont et du gaillard".
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Puisque je commence ce journal le quatorze juillet, à Rochefort, à la veille de notre départ pour une campagne qui doit durer trois ans, j'ai trouvé bon de l'ouvrir en notant des renseignements sur le navire auquel nous allons confier nos vies. Ces renseignements, je les ai trouvés dans les registres du port.
Somme toute, c'est un assez bon bateau, qui s'est toujours tiré de tous les mauvais pas, de plus il vient d'être entièrement refondu. Allons, nous pouvons avoir confiance en lui sans doute : Nos ingénieurs ne sont-ils pas les meilleurs et les ateliers de l'Arsenal de Rochefort ne sont-ils pas des plus réputés ? Dès ce soir nous devrions descendre la Charente pour nous rendre en rade de l'île d'Aix où doivent embarquer les passagers. J'ai le temps encore d'expédier un courrier à celle quioccupe mes pensées ...
A bord de l'Alcmène, à Rochefort, le 14 juillet 1848
Chère âme,
Puisque je jouis d'un instant encore avant que la coupée ne se lève et que ceci ne me sépare du quai de Rochefort, ouvrant dans mon coeur la plaie béante qui ne cicatrisera que dans trois ans ... Que ces quelques minutes nous rapprochent encore et qu'elles me permettent de vous rappeler combien je vous appartiens.
Je veux tout de suite vous rassurer complètement en ce qui concerne François, votre jeune frère : Les mousses ont été placés sous le patronage de Monsieur Duclou Étienne, un Quartier-Maître canonnier de première classe que je connais bien puisque nous étions sur le même navire dans les eaux de la Martinique. C'est un homme d'une grande compétence, plein de calme et de douceur, connaissant bien son affaire.
François aura une très grande chance d'apprendre le métier sous une telle direction. Il me charge par ailleurs de vous embrasser, ce que je ne manquerais de faire pour rien au monde, mêlant à ses intentions les miennes et ... Plutôt deux fois qu'une !
Mes effets sont maintenant rangés. Tout est prêt. J'ai même fait les essais d'un appareil distillatoire dont l'Alcmène est équipée. Il doit nous permettre, en cas de besoin, de faire de l'eau douce à partir de l'eau de mer. Il n'y a guère de chances pour que nous en ayons l'utilisation car nous avons embarqué suffisamment de tonneaux pour faire la traversée de l'Atlantique, mais sait-on jamais? En tout cas l'appareil fonctionne parfaitement, bien que son débit ne soit pas très considérable.
J'ai placé près de votre portrait le petit bouquet de lavande de mer que nous avions cueilli ensemble sur les dunes de Royan ... "lavande de mer", encore appelée "immortelle bleue" ... Notre amour n'est-il pas immortel ?
Mais il est temps : Le Commandant vient de remettre les derniers documents, je cachette cette lettre pour la remettre au vaguemestre qui va la porter à quai ...Ce quai dont je vais être dans un instant séparé, séparation qui m'arrache à vous !
N'ayez crainte, Mimie chérie, mon âme, n'ayez crainte, je vous aime et je suis tout à vous.
Un baiser encore !
Le 14 juillet 1848 :
.../... Je reprends ici la rédaction de mon journal de campagne : Dieu que ce lot de feuillets blancs est intimidant et combien il me laisse perplexe ... Ce sont mes heures, ce sont mes jours qui vont s'y inscrire ... Bien malin qui dirait ce qui va les remplir ! Joies ? Peines ? Ennui ? Quelles douleurs et quelles anxiétés ? ...
Nous avons descendu la Charente sans difficultés, profitant de la marée montante qui permet de se tenir dans l'axe du courant et d'éviter les berges de ce fleuve, lesquelles sont vaseuses, tristes, frangées de grands roseaux en fleurs. Les bagnards nous tiraient à la cordelle. Dernier plein d'eau douce au fort Lupin, comme prévu, puis nous passons devant Port-des-Barques, petit village aux maisons basses, devant la petite île Madame qui servit de prison lors de la Grande-Révolution ( Des centaines de prêtres réfractaires y moururent ... )
Nous voici mouillés en rade de l'île d'Aix, par deux ancres affourchées ... L'île d'Aix ! ... A peine plus grande que l'île Madame mais tellement célèbre par les combats que nous livrèrent les Anglais dans sa rade et tellement plus célèbre encore puisque c'est ici que l'Empereur se livra à ses ennemis ... Des fortifications peuvent être observées : Elles n'ont jamais servi.
Le Matelot de troisième classe Anatole Étienne a été affecté à mon service ainsi qu'à celui de Madame D'Ehrensward. Il a l'air d'un gentil garçon. Il est originaire de l'île de Ré. Du reste, dans notre équipage, beaucoup de marins sont originaires de notre région : Marennes, Rochefort, Saintes, Oléron, Ré ... Il y a néanmoins quelques Bretons et même certains viennent de régions plus éloignées, comme Metz ou Clermont-Ferrand ( Ce ne sont pas, et de loin, les plus nombreux ).
Je n'ai pas encore rencontré tous les passagers, et, en particulier, je n'ai pas encore rencontré Madame D'Ehrensward ... J'ai vu son mari tout à l'heure : C'est un fort bel homme grand et blond comme la plupart des Suédois, avec des yeux bleus qui vous transpercent jusqu'à l'âme mais un sourire des plus affables.
Tout à l'heure, au beau milieu d'une coursive, j'ai eu la surprise de rencontrer un Matelot de troisième classe du nom de Léon Rousseau, que je connais depuis longtemps : Individu assez peu recommandable et faux ... Il faudra le surveiller ... Tout comme son camarade Jacques Homet, un mauvais caractère, qui était à mon service dans les eaux martiniquaises ... A part ceux-là, je ne connais personne à bord, la lecture du rôle d'équipage me l'a confirmé.
LE 15 JUILLET 1848 : L' APPAREILLAGE.
Le 15 juillet 1848, à quatre heures du matin, l'Alcmène, Corvette de trente deux bouches à feu, du port de Rochefort, montée par deux cent cinquante hommes d'équipage sous les ordres de Monsieur Coudin, appareille sur la rade de l'île d'Aix à destination de Tahiti. Une brise d'ouest nous favorise et déjà la côte disparaît à l'horizon ...
Passer le Pertuis d'Antioche ... Voir disparaître Ré et Oléron que la lune seule éclaire encore ... Le phare des Baleines, puis celui de Chassiron s'estompent et s'effacent après nous avoir accompagnés de leurs pinceaux dorés. Ces feux que nous ne voyons plus mais qui sont là, dans l'est, je le sais, juste au même endroit où ils ont disparu tout à l'heure ... Mes yeux ne sauraient quitter la direction dans laquelle je sais qu'ils se trouvent. Mais déjà l'aube fait scintiller la mer calme de tous ses sequins d'or et d'argent ...
LE 27 JUILLET 1848 : LE PASSAGE DE LA LIGNE.
Après douze jours de navigation sans histoire on passe l'Équateur et, naturellement a lieu à cette occasion le traditionnel baptême : Tous ceux dont c'est le premier passage sont saisis et jetés dans une grande baille d'eau préparée à cet usage.
LE 30 JUILLET 1848 : PREMIER DRAME.
Trois jours se sont écoulés depuis cet heureux divertissement. Le soleil a terminé sa course, ses dernières lueurs illuminent la mer de paillettes d'or ondoyantes, la Corvette, poussée par une faible brise, file à peine trois noeuds.
Comme à l'accoutumée les hommes sont réunis sur le gaillard d'avant lorsque, brutalement, l'un d'eux est précipité par-dessus bord par l'écoute du grand foc :
- " Un homme à la mer ! "
A ce cri, on s'empresse autour des embarcations avec une telle promptitude qu'une baleinière reste suspendue par une extrémité, les deux garants s'étant engagés l'un dans l'autre. Les sept canotiers qui la montaient tombent à l'eau et sont immédiatement recueillis par un youyou déjà sur place, tandis qu' une chaloupe s'éloigne à la recherche de l'infortuné.
La nuit règne maintenant de tous ses ténèbres. De temps à autre l'obscurité est déchirée de fusées tirées du bord afin de permettre aux canotiers de rallier. L'un après l'autre, ils reviennent.
Malheureusement les recherches ont été vaines ... Parfois cependant, un Matelot appelle, puis écoute anxieusement ... Évidemment on ne se fait pas d'illusions : Les parages que nous traversons sont hantés par de nombreux requins, mais ... Qui sait ? _ Non, rien ! On perçoit seulement le murmure de la vague le long de la carène ... Au jour, le navire reprend sa route.
On dit que les marins sont superstitieux : Il est vrai, mais c'est qu'une longue fréquentation des forces de la nature leur montre amplement que les phénomènes ne répondent pas toujours à la logique.
Nous voici en mer depuis seulement deux semaines ... Déjà un drame ! _ Faut-il voir là le présage néfaste d'un voyage difficile ? _ D'une catastrophe peut-être ? _ " A Dieu va ! " , comme on a coutume de dire : Nous sommes peu de choses sur les flots ... A tout prendre cependant, je vois en ces tristes événements une part de présages favorables : François, le jeune frère de celle que j'aime, aurait aussi bien pu être emporté par la mer ... Il se tenait juste au côté de celui qui a disparu lorsque l'écoute du grand foc a fouetté l'air au ras du pont ... Dieu nous ait toujours en sa Sainte Garde !
LE DEUX SEPTEMBRE 1848 : RIO DE JANEIRO
Traversée sans histoires. Le train-train quotidien qui s'installe très vite sur un navire faisant route. Pas de coups de vent notables, pratiquement aucun incident depuis la perte de ce malheureux garçon qui était un " pays ", puisqu'il était originaire de Saintes ... Du moins ne laisse-t-il ni épouse ni enfants ...
A la table du Commandant, se retrouvent passagers et membres de l'État-Major. Monsieur D'Éhrensward est décidément homme de bonne compagnie, et son épouse est charmante. Les deux jeunes Enseignes mettent un peu de gaieté en ces réunions qui se prolongent souvent en parties de cartes. Pour ma part, je préfère de beaucoup regagner ma cabine, me plonger dans la lecture et rêver ... Rêver à celle qui m'attend à l'ombre de ce clocher que je connais bien ... Elle passe, je le sais, tous les dimanches à onze heures, entre les grands tilleuls qui conduisent à l'Église de Saint-Georges d'Oléron... Rêver et lire ... Lire et rêver ... Chère âme, je laisserai à Rio une lettre pour vous ... Quand vous parviendra-t-elle ?
Aux approches de Rio de Janeiro
Le 1er. Septembre 1848.
Ma Chère Âme,
Je vous écris cette lettre avant que l'Alcmène entre dans le port. Nous ne sommes pas encore en vue de Rio, mais cela ne saurait tarder. Je ne sais trop si les autorités sanitaires nous laisseront descendre à terre : Nous pourrions bien être placés en quarantaine, puisqu'un homme manque à notre bord ... Il est tombé à la mer, c'est vrai, mais allez donc prouver qu'il n'est pas mort de maladie !
Dans ce cas, je pourrai toujours faire passer mon courrier, qui sera remis à un prochain navire appareillant pour l'Europe.
Songez donc quel serait notre ennui, si nous ne pouvions pas descendre à terre : Nous devons rester à Rio pendant au moins trois semaines pour refaire des vivres frais et procéder aux révisions du gréement !
Bien fou serait le Commandant qui s'en irait affronter le Cap Horn ou le Détroit de Magellan sans faire vérifier les mâts, les voiles, les drisses, les étais et les écoutes ! N'ayez crainte : Notre Commandant est trop chevronné pour commettre une semblable imprudence !
Votre frère se porte bien, Dieu soit loué. Je pense du reste qu'il joindra une lettre à la mienne et que vous nous lirez tous les deux ... Vous ne pouvez imaginer combien le service à la mer l'a transformé : C'est un homme déjà , un homme aux muscles durcis par les manoeuvres et à la peau hâlée. Sous la conduite de Monsieur Duclou, il va apprendre à nager et je ne doute pas qu'il ne vous revienne aussi à l'aise dans l'eau que ne le serait un poisson !
C'est dimanche aujourd'hui, je vous imagine dans votre robe verte, gonflante à partir de la hanche. Vous avez jeté sur vos épaules un châle blanc, n'est-il pas vrai ? Et votre visage est encadré par les ailes d'un petit béguin ... N'est-ce pas ?
O ! Si vous n'avez pas porté cette robe pour vous rendre à l'Église la semaine qui a précédé l'arrivée de mon courrier, je vous en prie, mettez la pour la prochaine messe : Souvenez-vous : Vous la portiez lorsque nous étions en promenade à Royan. Mimie chérie, ces temps reviendront et personne, plus jamais, ne pourra nous séparer : Chaque retour de campagne me ramènera vers vous puisque nous serons unis pour toujours.
Je ne puis guère vous raconter beaucoup plus de choses : La traversée de l'Atlantique a été calme et sans autre incident que la perte d'un homme, tombé à la mer dès la première partie du voyage. Certains y auraient vu un mauvais présage ... Je ne crois pas aux présages et me contente de plaindre le pauvre homme qui a disparu ... Du moins il ne laisse ni veuve ni enfants ...
Pour ma part, je n'ai rien eu à faire qui soit marquant de quelque manière ...
J'essaierai, mon âme, de vous écrire à nouveau avant que nous ne quittions Rio. Je ne puis promettre d'y parvenir, mais je puis vous promettre de faire pour cela tout ce qui est en mon pouvoir.
Tout à vous, bien tendrement.Ayez la bonté de présenter mes respects à Monsieur votre père et à Madame votre mère.
LE 15 SEPTEMBRE 1848, A RIO DE JANEIRO :
Eh bien si : On nous a laissé descendre à terre : L'examen des registres du bord a paru donner satisfaction aux autorités portuaires. Nous avons visité la ville et ses environs, fait connaissance avec les autochtones, lesquels sont chaleureux et ouverts ... Il faut toutefois se méfier des voleurs à la tire : Ils sont fort nombreux. _ Se méfier surtout des enfants qui galopent en bandes tout au long des rues : ils vous ont délesté en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et ne vous laissent, en dévalant le flanc de la colline, en tout et pour tout, que le souvenir d'un grand éclat de rire ! Nombreux sont ceux qui en ont fait l'expérience.
Bien sûr, nous avons grimpé jusqu'au sommet du "Pain-de-Sucre", là où se dresse le rocher qui domine la rade et la ville. Que dire de plus ? _ J'ai fait provision de quelques lainages : La saison où nous sommes est bonne, dans cet hémisphère, mais il n'empêche : C'est tout de même le Canal de Magellan que nous allons embouquer !
Le 2 décembre 1848 :
C'est le deux septembre que nous sommes arrivés en vue de Rio de Janeiro. Le trois, à deux heures de l'après-midi, un vapeur anglais prend notre Corvette en remorque et la mène sur rade.
Nous restons vingt cinq jours au mouillage. Les vivres ont été faits, le gréement remis en état, des voiles neuves enverguées : C'est là une necéssité pour affronter le mauvais temps toujours à redouter pour qui veut doubler le Cap Horn
Le 28 septembre 1848 :
Nous repartons. En sortant, nous rencontrons la Corvette "La Triomphante"qui quitta la rade de l'île d'Aix quinze jours après nous. A son passage, elle nous remet la nomination de Capitaine de Vaisseau de notre Commandant, ainsi qu'un homme qui avait manqué à notre départ. Puis ... Cap au sud ! Nous reprenons notre route.
J'avais espéré une lettre de vous, chère âme ... Elle ne sera point arrivée à temps ... Il me faudra attendre,maintenant, jusqu'à ce que nous touchions Valparaiso ! Dans combien de temps ?
Le 13 octobre 1848 :
Après quinze jours de mer, nous sommes par le travers du Détroit de Magellan. Le vent du sud fraîchit de plus en plus, nous contraignant de mettre à la cape. Pendant six jours le mauvais temps nous malmène, puis le ciel s'éclaircit, devient plus beau. Les vents passant à l'ouest nous permettent de reprendre notre itinéraire.
Le 1er. novembre 1848 :
Passage du cap Horn.
Le premier novembre, nous approchons de la Terre-de-Feu. Les vents, sautant au sud-ouest, soufflent avec plus de force. De nouveau nous remettons à la cape. Jusqu'au vingt, courant toujours tribord amures, nous sommes reportés vers le sud-ouest. A quatre heures du soir, la mer devient mauvaise, défonçant plusieurs sabords de la batterie, inondant le navire de toute part durant six heures . Nous sommes forcés de faire vent arrière ... Enfin nous reprenons au plus près du vent. Pendant trois jours nous restons ainsi, ballottés par un fort roulis. il nous faut constamment nous tenir à des filières tendues d'un bout à l'autre du navire pour ne pas être, à chaque instant, enlevés par-dessus bord. Nos mâts de perroquets sont toujours dépassés.
Le quatrième jour, à une heure du matin, nous sommes pris dans une tempête de neige. Les cris de l'équipe de quart parviennent confusément aux oreilles de la bordée qui vient d'être relevée à minuit. Les hommes de celle-ci, à pleins panneaux, remontent sur le pont, où règne la plus grande confusion. Les commandements se perdent dans le mugissement des vagues et le sifflement du vent dans les gréements. La situation n'est guère brillante : Notre Corvette a pris une bande prononcée et l'on entend le battement des voiles à-demi carguées, emportées en ballon à la tête des mâts.
C'est alors que, pour remédier à cet état de chose il nous faut nous tenir les uns aux autres dans l'obscurité, glissant, tombant par groupes afin de gagner les haubans et aller sur les vergues agitées par les battements des voiles et les mouvements désordonnés du navire sur une mer écumante.
Luttant contre l'ouragan, paralysés par le froid, nous faisons de pénibles efforts pour essayer d'étouffer la toile, qui nous retourne les ongles et crisse entre les dents, pendant que d'autres malheureux, ne sentant plus leurs membres, sont cramponnés dans les enfléchures d'où ils n'osent ni monter ni descendre, par crainte de tomber.
La voilure est tout de même réduite après six heures d'efforts inouïs. Notre malheureuse Corvette se redresse un peu.
Une distribution de double ration d'eau-de-vie est faite à l'équipage. Ceux qui ne sont pas de quart retournent à leur hamac.
Ce mauvais temps dura huit jours.
Le deux décembre, le vent ayant molli et passé au sud-ouest, nous changeons d'amures et nous faisons route vers l'ouest pendant cinq jours, poussés par une forte brise, à deux ris dans les huniers.
Le huit, nous doublons le Cap Horn, les mêmes vents soufflant avec plus d'impétuosité, ce qui nous force à amener les huniers et nous laissons arriver de deux quarts plus au nord. Notre Corvette file quatorze noeuds.
Nous guettions tous le Horn ... Nous l'avons aperçu. Ceux qui, comme moi, n'avaient jamais fréquenté les parages s'attendaient à voir un cap, véritablement. il a bien fallu que nous nous rendions à l'évidence : Le Cap Horn n'est qu'une île, une toute petite île de roche grise, posée sur l'eau tel un chapeau dont un côté serait relevé. Les lames sont ici véritablement énormes, nées de l'affrontement du Pacifique et de l'Atlantique. Elles ont couru sans obstacle depuis l'Antarctique avant d'arriver ici.
Lorsque le navire plonge dans le creux des vagues, on a peine à croire qu'il puisse en émerger à nouveau. En tout cas la corne des mâts est, de loin, dépassée par la crête des vagues. Le timonier est attaché à la barre. Le Commandant n'a pas quitté son banc. Je suis demeuré longtemps à ses côtés, nous étions muets tous les deux : Comment aurions nous pu parler alors que les vents hurlaient et que les vagues heurtaient la coque inlassablement. Le pont du navire était sans cesse balayé par la mer : L'eau qui coulait par les sabords n'avait pas, même, le temps de s'évacuer avant que n'arrivent les vagues suivantes. Heureusement, les arrimages étaient bien faits à fond de cale : On raconte maints exemples de naufrages causés par des barriques qui, en roulant à fond de cale, finissent par défoncer la coque ... Je m'attendais à voir des baleines : La tempête ne l'a pas permis. Il est vrai que nous en avions vu de grandes quantités dans les baies argentines de la côte ouest de la Terre-de-Feu.
Nous ne verrons pas le canal de Magellan puisque nous n'avons pu l'embouquer ... Nous ne parcourrons pas ses canaux multiples, nous ne verrons pas ses glaciers sauvages. Mais ça y est : Nous sommes passés dans l'Océan pacifique !
AU CHILI
LE 20 DÉCEMBRE 1848 :
Nous voguons ainsi cinq jours durant. Au sixième, nous sommes en vue des terres du Chili. Le temps devient assez beau.
Nous en profitons pour remettre les embarcations à leur poste. Pour la baleinière du Commandant, la chose est un peu compliquée : Sa place étant aux bossoirs arrière, il faut la mettre en travers du sillage pour crocher aux palans. La vitesse du navire la couche sur le côté, elle s'emplit d'eau et part en dérive avec les quatre hommes qui la montent. Par leur poids, l'embarcation est entre deux eaux. Il leur faut nager vigoureusement pour ne pas couler. Heureusement, un canot arrive à leur secours : Il était temps ! _ Le froid les ayant saisis, ils étaient prêts à perdre connaissance. Aussitôt de retour à bord on les transporte à l'infirmerie où ils reçoivent les soins que leur état exige ... La Corvette revenue sur les lieux, la baleinière peut être hissée et nous reprenons notre route. Le huitième jour nous mouillons dans une petite baie à cinq milles au sud de Valparaiso. Faute de vent, la lame, qui est forte, nous déporte vers la côte.
Le 20 décembre 1848 :
Nous sommes le vingt décembre. Nous restons cinq jours au large, faute de pilote et à cause de la brume. Puis, des Indiens étant montés à bord, le Commandant écrit à Valparaiso pour informer de notre présence. Le sixième jour, un pilote arrive enfin et nous faisons notre entrée dans le port à six heures du soir. Nous y sommes quinze jours, pendant lesquels nous sommes consignés à bord, un homme de l'équipage ayant disparu.
Valparaiso, en rade, le 12 décembre 1848
Ma Chère âme,
Dieu, que le temps peut sembler long ! Nous qui aspirions à la détente, nous voilà seulement soumis à l'ennui ... Cette fois-ci, nous sommes piégés : Les Chiliens ne nous auront pas laissés descendre à terre : Ils sont inflexibles sur le règlement ... Un homme manque à notre bord ... Nous sommes consignés. Nous avons passé une bonne partie de notre temps à faire sécher nos effets, copieusement arrosés pendant le passage du Cap Horn. Heureusement, c'est l'été dans cet hémisphère, Tout a séché bien vite. Par contre, c'est vraiment l'été, et la chaleur est intense. Nous en souffrons passablement.
Les hommes d'équipage passent la plupart de leur temps à réparer les voiles, à vérifier le gréement. Les arrimeurs vont et viennent, des écoutilles jusqu'au fond des cales. La Corvette a bien tenu : Les poudres ne sont pas mouillées. Un va et vient incessant se fait le long du bord : Des chaloupes apportent le ravitaillement frais : Il y a ici abondance de fruits splendides. Les hommes d'équipage, lorsqu'ils sont de repos, passent leur temps à pêcher le long du bord : Abondance de poissons de toutes sortes ...
La ville, autant que nous puissions en juger, ne manque ni d'agrément ni de richesses. Détruite par un tremblement de terre il y a tout juste un peu plus de vingt ans, elle s'est reconstruite. Le port y est sûr, bien abrité des vents du sud, les immeubles de bonne pierre s'étalent en éventail au bas des collines.
Dans la rade, il y a en permanence de très nombreux navires, attendant pour remonter vers l'Amérique du Nord. J'aurais aimé partir en visite, me dégourdir les jambes, et faire connaissance avec les Chiliens, gens étonnants nés de l'Indien et de l'Espagnol et qui viennent juste d'assurer leur indépendance.
Du moins ai-je eu le bonheur de trouver ici deux lettres de vous, qui m'ont été remises le lendemain de notre arrivée. La mienne partira par un prochain navire ... Quand la recevrez-vous, Mimie Chérie ? _ Sachez cependant que mon esprit est souvent, pour ne pas dire constamment auprès de vous. Je vous aime, et je saurai bien vous en persuader ...
Nous allons maintenant entamer notre traversée du Pacifique : N'ayez crante, le plus difficile est fait.
Saluez respectueusement de ma part Monsieur votre père et Madame votre mère. Mes plus tendres pensées pour vous.
Je vous rapporterai de Valparaiso un lapis-lazuli que m'a vendu un canotier : La pierre en est d'un bleu céleste ! Nous en ferons faire un collier pour mettre à votre cou.
Les îles Océaniennes
LES MARQUISES.
Le 10 Janvier 1849 :
Enfin nous repartons de ce lieu où le temps nous sembla si long. Après dix jours de mer, nous jetons l'ancre dans la rade de Callao, (Pérou). Nous y restons six jours puis nous repartons pour Noukou-Hiva, la principale des îles Marquises, où nous arrivons le six février 1849 sur la baie où se trouve la "Galatée". Celle-ci nous envoie ses embarcations pour nous remorquer au mouillage, tout au fond de la baie entourée de hautes montagnes qui nous masquent au vent. Là, nous faisons de l'eau ...
Le 10 février 1849 :
Nous repartons pour Tahiti. Nous avons à notre bord l'équipage de la goélette la "Rosa", prise en fond par la "Galatée", huit jours avant notre arrivée. Ce bâtiment était monté par des forbans qui avaient enlevé le navire après avoir déposé le Capitaine, une partie de l'équipage ainsi qu'une famille sur une île déserte. Cette goélette était partie à destination de la Californie, chargée de vin, d'eau de vie et d'une fortune considérable appartenant à la famille passagère.
Nous avons donc en remorque ce voilier à bord duquel quelques hommes de notre bord sont détachés pour la traversée de Noukou-Hiva à Tahiti. Le vent fraîchit. On est contraint de larguer la remorque.
TAHITI.
RETOUR AUX MARQUISES.
Le premier mars 1849 :
Le premier mars nous arrivons à Tahiti à deux heures de l'après-midi. Nous mouillons sur rade où nous rejoint la "Rosa" deux jours après. Nous restons à ce mouillage pendant un mois, ce qui nous repose des fatigues de sept mois de mer. Puis nous repartons pour Noukou-Hiva relever la "Galatée"qui rentre en France. Notre Commandant, malade, est embarqué à son bord. Un Lieutenant prend le Commandement de l' "Alcmène" et nous restons dans cette baie bien abritée par une chaîne montagneuse. Nous passons là les huit plus beaux mois de toute notre campagne, quoique les naturels soient peu fréquentables. Nous jouissons d'une grande liberté, tant pour notre tenue que pour les permissions d'aller à terre. En cette contrée nous trouvons des fruits de toute espèce.
Les paysages de Tahiti sont magnifiques : Il faut se rendre compte que le récif forme une sorte de digue, enserrant un lagon dont les eaux restent calmes et lipides. Le lagon est d'un bleu clair bordé d'émeraude et de blanc. Au-delà, vers le large, l'océan prend des teintes qui vont de l'outremer au violet. Les nuits sont douces, étoilées, fraîches. Les arbustes sont couverts de fleurs qui embaument. Face à nous, les montagnes se dressent, dont les pentes sont couvertes de verdure et dont les sommets forment couronne. La ville est petite et endormie, Les maisons sont de bois, peintes de vives couleurs. Il y avait, à proximité, un îlot appartenant à la reine. Non loin s'étalait une plage que nous avons beaucoup fréquentée pour nous y baigner. L'eau est abondante et fraîche.
Les îles Marquises sont plus rudes, mais non pas moins belles : Les montagnes tombent en falaises vertigineuses, les vallées s'enfoncent profondément dans les terres. Il n'y a pas de lagon, pas de récif, c'est tout de suite la haute mer.
Je disais les fruits abondants ... Je crois que l'on pourrait imaginer toutes les couleurs et toutes les formes, que l'on pourrait imaginer toutes les saveurs, ils vous les offrent. Les déplacements à terre sont rendus difficiles par la rudesse des reliefs mais nous ne manquons pas de partir en exploration vers l'intérieur chaque fois que nous le pouvons. Croiriez-vous que nous avions besoin de nous détendre les muscles !
Ces îles ont dû être très peuplées autrefois : On découvre dans chaque vallée les vestiges des plates-formes qui ont supporté des maisons. On voit encore quelques idoles de pierre, grossières et souvent de grande taille. Les naturels vont à la pêche sur des pirogues étroites que stabilise un balancier : Ils sont très adroits mais il arrive tout de même qu'on ne les voie pas revenir !
J'ai commencé de collectionner les coquillages, dont on trouve ici de nombreux exemplaires, et fort beaux ... Mais il y en a beaucoup plus en Polynésie car, aux Marquises, faute de récif et de lagon, les coquilles sont pour la plupart du temps brisées lorsqu'elles arrivent à la plage.
Le temps est souvent très beau ... On souhaiterait demeurer ici pendant des années, s'il n'y avait des moucherons qui, surtout le soir, vous piquent et vous sucent le sang : Vous en avez, le lendemain, des cloques sur tout le corps et vous ressentez des démangeaisons insupportables ! Le seul remède : Faire du feu si vous êtes à terre, et surtout de la fumée qui les tient un peu à distance... Mais vous boucanez comme un hareng !
Il y a des prêtres catholiques aux Marquises. Leur protection fait partie de notre mission. Le dimanche, j'assiste à la messe dans leur chapelle, avec l'État-major et la plupart des hommes d'équipage. Les naturels, une fois formés par les missionnaires, sont très doués pour le chant : Ils vous interprètent les cantiques à trois et quatre voix !
Au bout de deux mois, le Lieutenant passe le commandement de notre Corvette au Capitaine de Frégate de la "Sirène", en station à Tahiti. Notre nouveau commandant ne change rien à nos plaisirs. Bien au contraire : En venant à bord, il amène avec lui la musique de la "Sirène", si bien que, tous les dimanches, nous avons spectacle pour nous distraire ainsi que l'équipage et la garnison à terre, ainsi que les naturels les plus civilisés de l'île.
A cette époque, nous ignorions que nous aurions à payer très cher ces agréments.
Le six décembre 1849 :
Le premier octobre 1849, l'ordre nous arrive d'abandonner l'île de Noukou-Hiva. nous aidons les troupes en désarmement du fort qui défendait l'entrée de la baie. Nous embarquons l'artillerie pendant que la Frégate prend la troupe à son bord.
LES TOUAMOTOU :
Le 10 novembre, à notre grand regret, nous nous éloignons de cette île enchantée.
Après vingt six jours de traversée, nous mouillons en rade de Tahiti. Au bout d'un mois, nous remettons à la voile pour aller visiter les missions des îles Paumotou et Gambier (Archipel Touamotou) où nous trouvons les indigènes très affables ... Il y a vingt ans, ces îles étaient inabordables à cause de la barbarie de leurs habitants. Nous y échangeons de vieux effets contre des perles, toutes sortes de coquillages ainsi que des volailles qui s'y trouvent en grande nombre. Notre tournée dure un mois et nous revenons à Tahiti où nous espérons recevoir l'ordre de rentrer en France.
L'accueil que nous avons reçu dans les îles de cet archipel est inexprimable : Toute la population, à laquelle quelque guetteur vous a signalés dès que la pointe de votre grand-mât a dépassé la crête des vagues, vous attend sur la plage, les bras chargés de fleurs. Ce ne sont que chants et danses. Un cortège se forme et, bras-dessus, bras-dessous, vous êtes conduits jusqu'au village, encadrés par les plus jolies filles du pays. Un repas pantagruélique est offert en votre honneur : D'un four creusé à même le sol on sort les légumes, les poissons et la viande qui ont cuit à l'étouffée, sur des pierres chaudes, enveloppés dans des feuilles de bananier : C'est délicieux !
Ces pauvres gens vivent sur un anneau de corail mort, d'un blanc qui blesse les yeux à tel point que vous fermez les paupières. Leurs îles sont si basses sur l'océan que les navires ne les découvrent que lorsque le timonier voit apparaître les têtes des cocotiers : Il est parfois trop tard pour éviter les récifs qui les frangent !
Les missionnaires ont entrepris un travail considérable dans ces îles, tout particulièrement dans celles des Gambier qui se sont couvertes d'églises et de jardins ... Seules les îles de ce dernier archipel sont montagneuses, les habitants des autres, dit-on, ne se sauvent des tempêtes qui recouvrent parfois leur terre qu'en grimpant dans les cocotiers. Beaucoup d'entre eux y laissent la vie car les tempêtes sont terribles ici. Quelques unes de ces îles offrent une passe, qui permet d'entrer dans leur lagon, toujours très bien abrité. Ce n'est pas toujours le cas et lorsque l'île n'offre pas de passe, il faut débarquer en baleinière, le navire repart au large et reviendra vous chercher. Le débarquement en baleinière sur un récif est des plus périlleux mais les gens des Touamotou sont si accueillants qu'ils réceptionnent votre embarcation en se tenant debout sur le récif, dans l'eau jusqu'à la taille.
Ils tirent ensuite la baleinière hors d'atteinte des plus grosses vagues. Je ne les ai jamais vus manquer leur affaire : Heureusement car, roulés sur les pointes du corail, vous n'en sortiriez que déchiquetés, à moins qu'un requin comme il y en beaucoup dans les parages ne s'aperçoive à temps qu'il peut, à cette occasion, faire son repas !
... Nous espèrons recevoir l'ordre de rentrer en France ...
Il en est bien autrement car nous avons la surprise d'entendre que le Gouverneur a l'ordre de nous envoyer en tournée de six mois visiter les missions des Nouvelles-Hébrides, celles des Îles-des-Navigateurs, puis de toucher la Nouvelle-Zélande pour y charger des matériaux nécessaires à Tahiti pour faire une cale de halage.
Pendant notre absence la Corvette "Thisbée" était arrivée de France sur la rade de Tahiti pour relever la Frégate "Sirène" ainsi que tous les hommes malades.
Monsieur D'Harcourt prend donc le commandement de notre Corvette le vingt huit mars 1850. Il commence par nous encourager en nous apprenant qu'après deux ans de campagne dans les mers du sud nous n'étions pas encore prêts à prendre le chemin du retour. Le vingt avril nous appareillons pour la Nouvelle-Zélande, ayant à bord cinq missionnaires ainsi que trois cloches amenées de France pour être déposées aux îles Onalises en passant par l'archipel des Nouvelles-Hébrides.
A Papeete, le 19 avril 1850
Ma douce Amie,
Votre dernière lettre m'apportait de bonnes nouvelles de vous et des vôtres : Dieu en soit loué ! Pour ma part, je vous avais annoncé que nous allions probablement prendre le chemin du retour. Hélas ! Il n'en est rien. Notre nouveau Commandant a reçu l'ordre d'appareiller pour une tournée de six mois dans les archipels des Nouvelles-Hébrides et de Nouvelle-Zélande. Il nous faudra donc, une fois de plus, prendre patience !
Que je vous rassure tout de suite sur la santé de votre frère, François. A Tahiti, il a été atteint par de fortes fièvres qui l'avaient affaibli, mais il est complètement rétabli maintenant. Il a repris sa ploace à notre bord après avoir reçu des soins à l'hôpital. Je pense qu'il ne tardera pas à vous envoyer des nouvelles.
Pendant notre séjour à Tahiti j'ai eu le temps de parcourir les chemins et les sentiers qui, pour la plupart, sont très raides car le pays est excessivement montagneux. Il y a ici beaucoup de variétés de fleurs et de plantes curieuses : Savez-vous que les fougères peuvent être aussi hautes que des palmiers ? Mais le plus magnifique des spectacles, c'est encore la mer qui nous l'offre . Tout y est splendide : Les couleurs qu'elle étale, les coraux et les poissons qu'elle recèle, les coquillages qu'elle abrite. Mes collections commencent à occuper beaucoup de place dans ma malle ...
Il y avait bal, l'autre soir, chez le Gouveneur. La Reine y était, ainsi que les membres les plus importants de sa famille. Toute la communauté européenne était présente. La musique était jouée par l' harmonie de l'"Alcmène".
Dans le soir, au-milieu d'un grand parc fleuri qu'éclairaient des torches, des indigènes nous ont offert des danses et des chants. Leurs danses sont icroyables de rythme et de déhanchements et leurs chants sont très beaux, accompagnés du son de petits tambours et de flûtes dans lesquelles ils soufflent avec le nez. Les danseurs sont vêtus de feuilles et de fleurs. Les dignitaires, par contre ont adopté la tenue européenne et la Reine est vêtue d'une longue robe aux amples plis.
D'après ce que vous m'écrivez, il semblerait que plusieurs de mes lettres ne vous soient pas parvenues : Le merveilleux, je pense, c'est que certaines arrivent jusqu'à vous car le courrier est incertain, passant d'un bateau à l'autre, d'un pays à l'autre, d'un port à l'autre.
C'est pourquoi chaque mot de vous m'est un trésor que je range précieusement dans mon coffret. Je lis et je relis chacune de vos lettres jusqu'à être capable d'en réciter par coeur tout le contenu.
Je vous aime, Chère âme, n'en doutez point et, si le sort nous tient séparés pour le moment, je saurai bien vous faire oublier cette séparation ... Le jour viendra !
Veuillez assurer Monsieur votre père et Madame votre mère de mon respect. Tant qu'à vous, accueillez mes pensées et mes baisers. Pardonnez la briéveté de cette lettre : Nous sommes déjà en train de préparer l'appareillage et tout le monde court, dans les coursives et sur le pont. Je vais remettre ces quelques lignes au Canot-Major, lequel doit se tenir prêt à gagner la ville.
Embrassons-nous encore, Chère Âme.
Les Îles des Navigateurs :
A peine sommes-nous en route que plusieurs hommes de l'équipage sont pris de coliques sèches. Bientot leur nombre augmente. Après deux jours de mer, nous touchons aux îles Pomotou, ( Archipel Touamotou ) pour recruter des indigènes volontaires pour remplacer nos malades et, de ce fait, nous accompagner dans notre tournée. Malheureusement, nous n'en trouvons que cinq disposés à nous suivre, ce qui est fort peu pour remplacer un équipage diminué de moitié. Cet embarquement opéré, nous poursuivons notre route. Le vingt quatre mai, nous sommes en vue des Îles-des-Navigateurs où nous mouillons le vingt cinq dans une petite baie.
A terre, les missionnaires font une cérémonie funèbre pour l'un de nos hommes mort de ces coliques l'avant-veille. Les naturels furent surpris de voir tant de monde à la conduite du défunt vu qu'eux les mangent, même ils n'espèrent pas toujours qu'ils soient morts.
Nous repartons de ces îles inhospitalières pour les îles Onalises en vue desquelles nous nous trouvons le trente juin. Il nous est impossible de pénétrer en quelque baie, faute de connaissance des lieux. Heureusement, de terre, des missionnaires, ayant reconnu un navire français, nous envoient un naturel en qualité de pilote pour passer parmi les dangereux bancs de corail. Nous mouillons dans une petite baie où, une fois entrés, il ne nous est guère possible de voir par quel chemin nous avons pénétré.
Il me faut noter ici que les Îles-des Navigateurs constituent un archipel de bien triste mémoire pour des marins, surtout pour des marins français : C'est ici que fut massacré Monsieur De Langle avec une partie de l'équipage des navires de Monsieur de Lapérouse, au mois de décembre 1787. Ce qui nous est parvenu du Journal de Monsieur de Lapérouse relate :
... "Si la crainte de commencer les hostilités et d'être accusé de barbarie n'eut arrêté Monsieur De Langle, il eut sans doute ordonné de faire sur les Indiens une décharge de mousquetterie et de pierriers qui aurait certainement éloigné cette multitude, mais il se flattait de les contenir sans effusion de sang et il fut victime de son humanité. Bientôt une grêle de pierres, lancées à une très petite distance avec la vigueur d'une fronde, atteignit presque tous ceux qui étaient dans la chaloupe.
Monsieur De Langle n'eut que le temps de tirer ses deux coups de fusil, il fut renversé et tomba malheureusement du côté bâbord de la chaloupe, où plus de deux cents indiens le massacrèrent sur le champ, à coups de massue et de pierres. Lorsqu'il fut mort ils l'attachèrent par un de ses bras à un tolet de la chaloupe, afin, sans doute, de profiter plus sûrement de ses dépouilles. La chaloupe de la boussole, commandée par Monsieur Boutin, était échouée à deux toises de celle de l' "Astrolabe", et elles laissaient, parallèlement entre elles, un petit canal qui n'était pas occupé par les Indiens :
"C'est par là que se sauvèrent à la nage tous les blessés qui eurent le bonheur de ne pas tomber du côté du large ; ils gagnèrent nos canots qui, étant très heureusement restés à flot, se trouvèrent à portée de sauver quarante neuf hommes sur les soixante et un qui composaient l'expédition ... "
Les détails fournis par Monsieur Boutin sont affreux ! ... Puisse pareille mésaventure ne jamais se renouveler ! Ayons aussi une pensée pour Monsieur de Lapérouse lui-même, et pour ses compagnons : Ils ont sans aucun doute péri dans l'un de ces archipels. Peut-être ont-ils été victimes des anthropophages eux-aussi ?
_Mais les îles Onalises allaient se révéler beaucoup plus hospitalières pour nous ...
Les Onalises :
Nous restons dix jours à cette île, pendant lesquels nous assistons au baptême des cloches par Monseigneur D'Amata.
Tous les indigènes y assistent avec chacun "sa plus belle parure de sauvage", rangés par âge et par sexe, portant une bannière à la tête de chaque "peloton". Ils chantent des cantiques d'un accord admirable et l'écho de leurs voix se répète dans les montagnes environnantes. Rien n'est négligé pour notre réception : Chacun d'eux nous apporte ce qu'il peut et bientôt nos embarcations sont pleines de volailles et de fruits. Le soir venu, nous prenons part à leur festin. Ils nous servent comme des esclaves. Pour regagner nos canots, ils nous portent afin que nous ne nous blessions point sur le corail. Plus de cent pirogues nous suivent jusqu'à bord où ils embarquent avec nous et chantent pour nous fêter, imaginant sans doute que nous ne les quitterions plus.
Les Nouvelles-Hébrides :
Le vingt du même mois, nous sommes aux îles Madeleine, ( Nouvelles-Hébrides). Nous débarquons deux missionnaires sur leurs instances en ces îles inhospitalières où deux d'entre eux ont été mangés par les anthropophages.
Ces îles sont beaucoup plus rudes que celles que nous avons visitées jusqu'à maintenant. Ce sont des îles de cendre ... Les cônes volcaniques n'y sont pas rares et plusieurs sont encore en activité. J'en ai vu un, dans l'une des îles du sud, qui était tout empanaché d'une fumée formant un nuage noir jusqu'à perte de vue. Il y a un mouillage au pied de ce volcan, le Capitaine Cook l'a utilisé. Nous nous sommes tenus à l'écart en raison de son activité : La nuit, on voyait des gerbes d'étincelles, issues d' un noyau très rouge. Des grondements fréquents et profonds se faisaient entendre.
Les naturels sont ici plus sauvages que dans les autres îles. On les aperçoit, nus ou à peu près nus, toujours armés de lourds casse-tête, d'arcs ou de lances de bambou. Il est rare que nous puissions nous en approcher. Lorsque cela est toutefois possible, nous nous trouvons face à des sauvages à peau très noire, aux cheveux très crépus, formant autour de leur tête une véritable boule de laine. Ils sont grands et bien bâtis. L' os frontal fait visière au-dessus de leurs yeux.
On dit qu'ils sont fréquemment anthropophages et j'ai vu moi-même luire, entre les racines aériennes d'un figuier-banian, les crânes blanchis de leurs victimes. Leurs demeures sont cachées dans les clairières. On les trouve difficilement car les forêts sont si denses et si hautes qu'on ne peut les pénétrer. D'ailleurs nous n'avons pu descendre à terre assez longtemps pour y faire des visites utiles. Les pirogues, ici, sont fort rudimentaires et dépourvues de balancier, d'ailleurs, cette race n'est pas marine.
Cet archipel est fort allongé, les îles y sont fort nombreuses et, pour la plupart, de belle taille.
Quelques unes, mais fort peu, sont entourées d'un récif et d'un lagon. En cela, on retrouverait les caractéristiques des îles Marquises que nous avons bien connues. Mais, et cela est d'autant plus sensible que l'on remonte plus au nord, il y fait très chaud et l'air est très humide. Les fièvres s'y font sentir : Les parages sont malsains.
Nouvelle-Calédonie et Australie :
Nous continuons notre route vers la Nouvelle-Calédonie, où nous arrivons le trois août. Le six nous repartons vers Sydney (Nouvelle-Hollande). Nous y mouillons sur rade le seize du même mois. Nous trouvons là les Corvettes anglaises "Havana"et "Flaye".
Nous restons en ce lieu pendant deux mois au cours desquels notre "Alcmène" est constamment en réparations. L'équipage a besoin de repos, tant moral que physique. La campagne paraît sans fin, comme, d'ailleurs, nous l'avait dit notre Commandant lors de son embarquement. Aussi, tous les jours enregistrons-nous des désertions au profit des navires marchands de diverses nationalités qui séjournent sur cette même rade. Le Commandant, voyant son équipage diminuer de jour en jour, fait sortir la Corvette en dehors de la baie, en attendant que les ouvriers anglais terminent leurs travaux.
Île-des-Pins et
Nouvelle-Calédonie.
Le seize octobre nous quittons Sydney pour retourner à l'Île-des-Pins, distante de la Nouvelle-Calédonie de huit lieues, où des missionnaires ont été obligés de se réfugier pour ne pas être dévorés par les cannibales des îles voisines. L'évêque de l'archipel de la Nouvelle-Calédonie, craignant également les naturels de ces îles pria notre Commandant de rester quelques jours. Nous mettons à profit ce séjour pour effectuer quelques travaux d'hydrographie de l'île,
dont les récifs sont très dangereux. Afin de poursuivre ces travaux sur les îles voisines, l'évêque nous délègue deux missionnaires pour servir d'interprètes le cas échéant : Nous ne sommes pas sans connaître les dangers qui nous guettent : Certaines tribus sont très redoutées en raison de leur barbarie.
Le jour-même, nous mouillons au nord de cette île, comme d'habitude. Aussitôt à l'arrêt des matelots mettent des lignes le long du bord pour prendre du poisson.
... Malheureusement la pêche fut bonne ... Après en avoir consommé, les trois quarts de l'équipage sont atteints de coliques : Des hommes se tordent de douleur dans les batteries. Toute la nuit, des plaintes se font entendre. Cela provient de ce que les poissons que nous avons pris ont mangé des fleurs de corail et, de ce fait, sont impropres à la consommation humaine : Aussi les indigènes de cette île s'abstiennent-ils d'en pêcher à cette saison.
Enfin, grâce aux bons soins du Major, personne n'en meurt.
Le surlendemain, nous repartons. Le jour-même, nous mouillons en la baie de Canala, grande-terre de la Nouvelle-Calédonie. Après en avoir effectué les relevés topographiques nous continuons nos travaux dans les baies voisines de Boua et de Coua puis d'Épeau et de Guenguene.
Là, nous sommes obligés de tirer le canon car les indigènes avaient envahi notre bord en grand nombre et nous encombraient dans nos manoeuvres. Quand retentit la détonation, hommes, femmes, enfants, se précipitèrent par-dessus bord afin de regagner le rivage sans s'inquiéter de la distance qui les en séparait.
Après six jours de station, le premier décembre 1850, nous partons pour Balade en longeant la côte. Nous en profitons pour relever sur la carte la position du banc de corail qui entoure cette île. Arrivé sur rade, le Commandant se voit dans l'obligation de détacher un canot afin de découvrir les fonds qui, jusqu'alors, nous sont inconnus.
Îles Guinguebanne et Jéguéban
Archipel des îles Belep :
Ier. décembre 1850.
A deux heures de l'après-midi, la chaloupe, montée par quinze hommes, dont deux aspirants, ayant pour armement quatre mousquetons et quatre sabres d'abordage s'éloignent donc avec dix jours de vivres. A quatre heures, le canot est hors de vue.
Bientôt la nuit tombe. Ils décident d'aborder une petite île séparée des autres, afin d'y passer la nuit. Le lendemain, ils reprennent leur route, sondant tous les quarts d'heures. Le soir venu, ils touchent une seconde île, nommée Guinguebanne, pour faire de l'eau. A peine débarqués ils sont entourés par une trentaine de sauvages qui leur manifestent une vive sympathie. Cependant, méfiants à juste titre sur les intentions des naturels, dès le plein d'eau fait, le canot repart mouiller au large pour éviter toute surprise nocturne. Le quart se fait, exact, toute la nuit, sans compter d'alarme.
2 décembre 1850
Le massacre :
Le jour venu, rien de suspect ne s'étant produit, ils abordent à nouveau afin de préparer le café, au même endroit que la veille et, plus confiants, ils amarrent le canot en lieu sûr et débarquent sans armes, imaginant à tort que la réputation de barbarie des indigènes était surfaite.
Mais ceux-ci avaient profité de la nuit pour prévenir leurs pareils des îles voisines de la présence des nôtres.
Nos matelots, en attendant leur café, se divertissent avant de reprendre la mer lorsque, tout à coup, ils se trouvent entourés par une horde de sauvages entourés de flèches et de casse-tête, armes dont n'étaient pas pourvus les indigènes rencontrés la veille au soir. Malheureusement, il est trop tard maintenant pour faire quoi que ce soit.
Au moment où ils tentent de regagner leur embarcation une immense clameur s'élève de la foule barbare qui s'élance à leur poursuite. Bientôt ils sont rattrapés et succombent sous les coups. Seuls, trois marins qui nettoient le canot ont le temps de se jeter à l'eau. Sur la rive, des cris de rage éclatent. Les trois fugitifs s'éloignent à la nage vers un banc de corail, mais ils sont rejoints par des naturels montés sur des pirogues.
A la surprise de ces malheureux aucun mal ne leur a été fait en abordant les lieux qu'ils venaient de fuir. Un triste spectacle se présente à leurs regards horrifiés : Leur douze camarades, déchirés en morceaux encore palpitants, baignent dans le sang. Des sauvages chargent sur leurs épaules ces quartiers de chair humaine sanguinolente pour se rendre sur les lieux du festin.
Arrivés en cet endroit, de grands feux sont allumés en des trous assez vastes où des cailloux plats sont disposés à chauffer. La viande, couverte de feuilles d'arbres est posée dessus, puis de la terre enfouit le tout.
Une demi-heure après les cannibales déterrent la chair et, rassemblés par groupes, ils se distribuent les morceaux à moitié cuits sur de grandes feuilles en guise d'assiettes. Leur voracité satisfaite, les restes encore fumants ainsi que les trois hommes encore vivants sont répartis selon les différentes îles afin de les réserver pour un autre repas.
Trois jours après leur départ du bord, des bruits sur leur sort parviennent à la Corvette, colportés par les naturels d'une tribu où nous sommes en partie de chasse et également pour faire de l'eau. Mais, ne comprenant que vaguement leur langage, au début, nous n'en faisons aucun cas. Cependant la persistance des indigènes finit par intriguer notre Commandant à qui ces nouvelles sont rapportées. Il envoie à terre un missionnaire qui se trouvait à bord pour nous servir d' interprète.
Le chef de la tribu de Canala lui affirme que nos matelots étaient retenus par les Bélèpes et que, si nous ne partions pas à leur secours au plus vite, ils couraient le risque d'être dévorés par les naturels de ces îles si redoutés pour leur cruauté.
Le missionnaire rend compte à notre Commandant de sa mission dont le résultat ne tarde pas à être connu de tout le monde. Ces nouvelles provoquent pas mal de commentaires et nous n'entendons plus raison : Tout un chacun veut aller immédiatement au secours de nos compagnons.
Le Commandant fait réunir l'équipage sur le pont pour nous dire que les bruits n'étaient pas si alarmants qu'on pouvait l'imaginer, qu'il ne fallait pas croire outre-mesure les indigènes, qui ont toujours tendance à exagérer, mais que, cependant, s'il était arrivé malheur aux nôtres, il ne serait pas le dernier à venger la mort de nos compagnons et il termine en nous exhortant à patienter quelques jours.
Le neuvième jour, impatientés par l'inaction, nous allons voir le Commandant pour le prier d'organiser immédiatement une expédition. C'est alors que, voyant l'équipage animé au plus haut point d'un besoin de savoir, il promet enfin que le grand canot partirait le lendemain matin à l'aube.
Au levé du jour, la chaloupe, composée de quinze hommes sous les ordres d'un officier et d'un missionnaire en qualité d'interprète, part à la recherche. Une belle brise d'est les dérobe bientôt aux regards de la Corvette.
Le soir même, ils abordent l'île que le premier canot avait abordée également au début de son voyage. Des sondages sont effectués tous les quarts d'heures afin de permettre, le cas échéant, à la Corvette de s'acheminer sur ces lieux. Le lendemain, la petite expédition visite plusieurs îles de différentes importances sans trouver trace de notre premier canot.
Enfin, le troisième jour, inquiets de ne rien découvrir, ils décident d'aborder une île semblant séparée des autres et très peu peuplée.
Mais quelle n'est pas leur surprise de constater qu'au fur et à mesure de leur approche vers le rivage, des sauvages apparaissent de plus en plus nombreux ... La présence de ceux-ci, aussi importante, leur laisse à penser qu'ils touchent au but de leur mission. Cependant, en raison du nombre toujours croissant des indigènes, le canot change sa route. Cette initiative ne semble pas plaire aux cannibales, dont les plus hardis se jettent à l'eau pour rejoindre notre embarcation qui ralentit, se laissant rattraper quelque peu afin d'en capturer quelques uns et de les interroger.
Les nageurs étaient maintenant assez éloignés de la plage ... Le canot vire de bord et se dirige vers eux. A ce changement de manoeuvre si inattendu et prenant brusquement conscience de leur petit nombre, les indigènes tentent de fuir, mais déjà la chaloupe est si proche d'eux que des matelots sautent à l'eau, le sabre d'abordage au poing et s'emparent de deux imprudents.
Dès qu'ils sont à bord, nous repartons vers le large. Une fois hors d'atteinte, le missionnaire les interroge. Se croyant perdus, ils se refusent tout d'abord à parler mais, avec de la patience, on arrive à leur faire dire où se trouvent nos camarades. C'est ainsi que, consternés, nous apprenons la mort de douze d'entre eux.
Ils insistent sur le fait qu'ils étaient eux-mêmes esclaves des Bélèpes depuis leur enfance ... Ils n'avaient pas pris part au festin. Puis, reprenant confiance, ils s'engagent à tout raconter en détail si nous leur promettons de ne pas les débarquer dans l'île qu'ils venaient de quitter, craignant de payer cher leurs indiscrétions. Évidemment, on les tranquillise à ce sujet. C'est alors qu'ils nous déclarent que trois hommes ayant échappé au massacre sont répartis en différentes îles et que, de ce fait, il est difficile de les retrouver mais, cependant, ils ont aperçu l'un d'eux sur l'île que nous avons eu l'idée d'approcher. Enfin, ils nous proposent leurs services pour libérer nos compagnons, renouvelant leur condition que nous ne les débarquerons pas sur l'une de ces îles mais sur la "Grande-Terre" de Nouvelle-Calédonie.
On se met d'accord sur ce point puis on les débarque sur leur île après leur avoir expliqué ce qu'on attend d'eux pour tromper la vigilance de leurs maîtres.
Les indigènes sont étonnés de voir ceux qu'ils considéraient comme perdus ramenés à terre par nos propres soins. Ils sont bientôt entourés par une véritable foule qui les harcèle de questions. Nos nouveaux alliés répètent la leçon que nous leur avons apprise. C'est ainsi qu'ils déclarent sans méchanceté, sans méfiance, qu'il est facile de s'emparer de nos personnes en montrant les blancs prisonniers seuls sur la plage, afin de nous amener à débarquer et ainsi nous éloigner de notre canot ... C'est là le seul moyen qu'ils voient.
A ces paroles pleines d'espérance et de trahison, des cris de joie retentissent et, en un clin d'oeil, la masse des sauvages disparaissent dans les broussailles pour quérir nos compagnons qui, dans leur esprit, seront un appât infaillible.
Une heure se passe dans la plus grande impatience puis, trois hommes entièrement nus, bien différents des autres, marchant d'un pas peu assuré, escortés par des indigènes mais flanqués par nos deux nouveaux amis apparaissent.
Les trois malheureux sont agréablement surpris de voir un canot de leur navire !
Nous nous laissons dériver vers cette horde barbare qui, à notre approche, diminue lentement, si bien qu'à un moment donné, il ne reste plus sur la plage que nos compagnons et leurs deux libérateurs.
C'est alors que l'on voit nos camarades s'apprêtant à se débarrasser de leurs amis de couleur en les culbutant dans l'eau. Aussi l'Officier, maintenant que nous sommes proches, leur crie de n'en rien faire, que leurs gardes du corps étaient des nôtres.
Dès que l'on embarque les cinq hommes, les naturels, dissimulés sous les frondaisons environnantes, comprennent tout de suite qu'ils viennent d'être joués. Aussitôt, ils se précipitent vers leurs pirogues, embarquent hâtivement flèches et casse-têtes et s'élancent à notre poursuite ... Mais nous faisons force de rames puis nous hissons la voile et nous passons au-milieu des pirogues déjà nombreuses, sans dommage : personne n'est blessé ... Quelques-uns ont eu leurs vêtements percés par les flèches. Dès que nous sommes au large, nous donnons quelques effets à nos trois rescapés qui pleurent d'émotion.
Nous sortons de ces îles inhospitalières avant la nuit. Nous ne courons plus que le risque d'échouer sur quelque banc de corail encore inconnu.
Le lendemain et toute la nuit, nous naviguons sans incidents enfin, le surlendemain, nous sommes aperçus de la Corvette.
A quatre heures de l'après-midi, nous abordons l'Alcmène par son côté tribord.
Tout l'équipage, anxieux de notre sort est maintenant avide de connaître les péripéties de notre expédition.
L'Officier chargé de la mission, désignant au Commandant les trois rescapés, lui dit :
_"Voilà ce que nous avons pu recueillir des quinze hommes du premier canot, les autres ont été dévorés par les anthropophages."
Cette nouvelle provoque une certaine effervescence par l'équipage qui n'entend pas laisser cette action impunie. Le Commandant donne l'ordre d'apprêter immédiatement les armes et les munitions et, dès l'aube, nous appareillons pour nous rendre sur les lieux de la vengeance.
La vengeance :
Le même jour, nous sommes sur place. A deux heures de l'après-midi, toutes les embarcations armées en guerre par la Compagnie de Débarquement se dirigent vers la pointe la plus proche, déjà couverte de monde.
Les indigènes sont tous armés de flèches et de casse-tête : Ils ne peuvent certes pas imaginer que nous allons débarquer sans méfiance !
Se maintenant à une demi-encâblure, nos canots s'embossent côte à côte. Ignorant complètement le but de la manoeuvre, les naturels ne réagissent pas. Bientôt, nos embarcations ne forment qu'un seul bloc, offrant une triple rangée d'armes à feu pointées avec "patience" et "attention" sur cette masse de sauvages qui, sans doute, espère, dans leurs esprits obtus, faire de nouveaux festins de nos individus.
Au signal, un seul même coup de feu retentit. C'est terrible : Ces primitifs ne s'y attendaient tellement pas que cela leur fit l'effet de la foudre. La mitraille des pierriers et des espingoles composant l'armement de chaque canot crible les corps. Des blessés hurlent de douleur, se roulent par terre. Quant aux survivants encore indemnes, ils s'empressent de fuir de toutes parts, abandonnant leurs armes, ne pensant plus qu'à échapper à des gens vomissant le feu.
Après ce premier coup de feu la compagnie de débarquement prend pied sur la pointe couverte de morts et de blessés et s'élance à la poursuite des fuyards, débusquant ceux qui se cachent dans les broussailles. Chacun marche maintenant à sa volonté : "Chasse libre !"
Les canots ont repris la mer et cernent l'île, grande d'une lieue, afin de cueillir les indigènes qui fuient sur leurs pirogues. A terre, la chasse à l'homme continue : La Compagnie de Débarquement ne laisse derrière elle que le feu et le sang.
Sans pitié, tous les sauvages tombent sous les coups des sabres d'abordage. A six heures du soir il n'existe plus un cannibale vivant sur l'île qui n'est plus maintenant qu'un immense brasier jetant de sinistres lueurs sur les îles voisines où la terreur règne parmi les habitants.
A sept heures du soir la Compagnie de Débarquement rembarque pour rejoindre la Corvette.
Ceux qui sont restés à bord se pressent le long du bastingage, sur le gaillard d'avant, sur la dunette, pour contempler l'île enflammée qui va nous éclairer toute une partie de la nuit comme en plein jour. Parfois, d'horribles cris déchirent le silence de la nuit : Ce sont les flammes qui ont dû débusquer quelques indigènes blessés de leur cachette.
Le matin, au point du jour, nouveau débarquement sur une île voisine un peu plus grande et séparée de celle d'hier d'une portée de fusil.
Les habitants sont tous cachés dans une jungle si épaisse que, bien souvent, nous passons à côté sans les voir. Mais le carnage est mené avec la même ardeur que la veille. Le soir, à l'embarquement, certains, couverts de sang, n'ont plus figure humaine. Comme la précédente, l'île est incendiée après notre départ.
La même nuit, nous mettons pied à terre sur une troisième île. Les villages indigènes sont cernés puis le feu est mis aux quatre coins pendant le sommeil des naturels qui, bientôt suffoqués par la fumée, effrayés par les flammes, sortent de leurs rêves dans la réalité d'un cauchemar, viennent se percer sur nos baïonnettes.
Les deux esclaves qui nous ont aidés à libérer nos trois survivants destinés à une fin culinaire avaient demandé à participer à l'expédition. La chose leur ayant été accordée, ils participent avec ardeur à l'extermination de leurs anciens maîtres.
Pour les distinguer des autres naturels, on leur a fait mettre deux larges bandes de toile qui se croisent sur la poitrine. Ils sont armés de haches d'abordage, qu'ils manient avec dextérité. Tout ceci leur donne une bonne occasion de piller et chaque soir ils ramènent à bord les meilleurs pirogues, chargées de vivres et autres objets hétéroclites.
Après douze jours d'expéditions punitives sur les différentes îles environnantes, après avoir tué, incendié, détruit tout ce qui pouvait servir de vivres, pour donner un long souvenir à ceux qui viendraient habiter ces lieux qui furent le tombeau de douze de nos compagnons, nous visitons l'île du massacre.
Toujours accompagnés de nos deux amis indigènes qui font office de guides, nous découvrons grâce à eux les douze têtes de nos compagnons ainsi que des ossements calcinés. Le Commandant réunit l'équipage et, nous montrant les restes, ramassés sur les lieux du festin, de ceux qui furent des nôtres, nous propose d'élever une stèle à leur mémoire.
Cette proposition est accueillie avec enthousiasme et, comme il est impossible de l'élever sur les lieux mêmes du massacre, on choisit un emplacement à cent pas plus loin, sur la point sud de l'île.
Le 28 décembre 1850 :
Le vingt huit décembre 1850 le monument est terminé. Le jour même on l'inaugure en présence de la plus grande partie de l'équipage. La cérémonie se déroule simplement, avec recueillement, dans un profond silence puis, avant de quitter le cénotaphe, une triple salve de mousquetterie à laquelle un canon de la Corvette répond, termine l'hommage rendu à nos morts.
Tout est désolation sur cette terre, deuil d'un passé de quelques jours, deuil dans le présent, inquiétant pour l'avenir car, déjà, plusieurs hommes de l'équipage sont malades et les bras vont manquer pour sortir la Corvette des passes dangereuses dans lesquelles nous nous sommes engagés.
Le 31 décembre 1850 :
Île-des-Pins :
Le trente et un décembre 1850 nous quittons ces îles au triste souvenir pour rejoindre l'Île-des-Pins afin d'y débarquer le missionnaire qui nous servit d'interprète. Nous y mouillons en une petite baie peu fréquentée en raison de ses nombreux bancs de corail.
Le 6 janvier 1851
Vers la Tasmanie :
Après six jours nous repartons pour la Tasmanie, ou Terre-de-Van-Diemen, au grand regret de notre Commandant, qui aurait voulu achever les cartes auxquelles nous avions travaillé pendant trois mois et qui furent interrompues par la mort de douze des nôtres.
10 janvier 1851 :
Régate.
Le dix janvier, nous rencontrons un fort trois-mâts anglais qui désire nous montrer sa supériorité de manoeuvre et, pour cela, nous range de si près qu'il se trouve encalminé par notre voilure qui porte large, ayant les bonnettes tribord et bâbord. La Corvette, poussée par une assez bonne brise, file pas moins de six noeuds. Le Commandant, ayant observé la manoeuvre de l'Anglais, refuse que l'on modifie la route de notre navire et, afin de punir l'orgueil de ces prétentieux, ordonne de faire tourner les bras des basses-vergues à double tour sur les taquets, si bien que, lorsque le trois-mâts aborde par notre joue tribord et longe la corvette, il se trouve démâté de ses trois mâts de hune par nos basses-vergues. Nous ne portons nulle attention à ce qui se passe le long de notre bord et nous continuons notre route, sous les injures et les malédictions du Capitaine anglais qui reste derrière nous avec un gréement en piteux état.
Le 27 janvier 1851, à bord
Ma bien Chère Âme,
Mimie chérie, il me semble que je ne vous ai pas écrit depuis longtemps ...Que devez-vous penser ? _ Rien de grave cependant : Je vais bien et votre frère aussi. Simplement, nous étions en campagne dans les îles de l'Océan Pacifique et nous n'avons pas eu l'occasion de déposer notre courrier en quelque bureau de poste. Cela signifie, bien entendu, que je n'ai pas, non plus, reçu de lettres de vous, ce qui me rend très avide de vous lire. Nous devrions toucher demain Hobart-Town, en Tasmanie. Nous pourrons sans aucun doute y déposer nos lettres pour qu'elles prennent le premier bateau en partance pour l'Europe ou pour les Amériques. Nous avons visité des îles nombreuses, certaines paradisiaques, d'autres sévères.
Tous les souvenirs que nous pourrions en avoir sont oblitérés par celui du drame qui nous est arrivé dans l'une des petites îles Bélèp, au nord de la Nouvelle-Calédonie, où nous nous trouvions occupés à des travaux de cartographie. ... Je vous avais promis, mon Âme, de vous dire toujours la vérité toute entière, voici qu'elle m'est bien amère : Nous avons perdu douze hommes de l'équipage, tombés dans un guet-apens tendu par les sauvages. Quelle tristesse! Mais je vous rassure : Je vous ai dit que François et moi nous portions bien. Nous avons eu de la chance, d'ailleurs, car François aurait dû faire partie de l'équipe, mais il était à l'infirmerie pour une légère indisposition.
Combien de marins de toutes nationalités seront tombés ainsi, sous les flèches et sous les coups des casse-tête !
Nous avons élevé sur place un mémorial, mais nos coeurs sont encore bien tristes ! Allons, tâchons de penser à l'avenir, en espérant qu'il nous réservera des jours plus agréables.
Vous comprendrez, Chère âme, que je n'aie point l'esprit suffisamment libre pour vous écrire une plus longue lettre, mais je voulais tout de même pouvoir vous envoyer mes baisers de Hobart-Town. Embrassons-nous donc
et gardons confiance : Cette interminable croisière finira bien par s'achever, et peut-être plus tôt que nous ne le pensons ...
Tout à vous, et avec mes meilleures pensées pour vos bons parents.
Le 28 janvier 1851 :
Hobart-Town.
Le vingt huit du même mois nous mouillons sur la rade de Hobart-Town (Nouvelle-Tasmanie); à quatre cent lieues au sud de la Nouvelle-Hollande.
Nous restons quatre mois au mouillage, pendant lesquels la Corvette est livrée aux soins de toutes sortes d'ouvriers.
Afin de nous amuser en ville nous percevons notre solde habituelle, plus une d'avance. L'autorisation nous est donnée de rester à terre le temps que nous désirons. Heureux de cette aubaine, nous passons notre temps à rouler en voiture à longueur de journée dans la campagne et le soir nous regagnons la ville pour y passer la nuit. C'est ainsi que certains restent parfois huit jours à terre sans revenir à bord.
Cette ville est pour nous un enchantement qui semble fait pour nos plaisirs, aussi nous ne tardons pas à être sans argent. Mais ceci est sans importance car nous sommes constamment invités par les gens de l'endroit qui nous reçoivent richement et nous questionnent sur la vie en France et sur la langue française. De plus, très souvent, des bals, des fêtes où nous sommes conviés sont donnés en notre honneur. D'ailleurs, plusieurs hommes profitent de l'occasion pour déserter complètement le bord. Ceux qui y retournent, c'est surtout pour se reposer de la joyeuse vie que nous menons à terre : Là, personne ne nous dérange.
Tout ceci s'explique par le fait suivant :
La Corvette est le premier navire français mouillant sur cette rade, aussi les invitations à bord sont nombreuses. Les visiteurs décorent les sabords de fleurs, des musiciens permettent à l'équipage de danser avec les dames venues en compagnie de leurs maris. Tous les dimanches les habitants offrent un banquet à tout l'équipage.
Ce séjour est précieux pour notre Commandant qui, depuis longtemps, désirait apporter quelques modifications dans l'aménagement du bord. Il n'y trouvait rien de bien et enfin il peut réaliser ses projets. Aussitôt sa prise de Commandement il n'avait pu que changer tous les postes d'équipage, ce qui nous dérouta un peu au début mais maintenant ... C'est autre chose!
Tout d'abord, il fait supprimer toutes les bailles à combat et à lavage, tous les ustensiles de nettoyage qui étaient à bord avant son arrivée puis, après les avoir fait mettre en paquets, il les fait brûler sous la responsabilité d'un Officier. Ensuite c'est le tour des tables et des hamacs : Les premières, il les trouve trop étroites, quant aux seconds, il les trouve trop usagés bien qu'ils soient encore en bon état.
Les premières tables sont livrées ? _ Il les renvoie à terre pour la simple raison qu'elles ne sont pas d'une seule planche. Les hamacs également sont refusés : La toile n'est pas assez blanche ! Il fait aussi couper le gouvernail de rechange et le grand câble, bien que neufs, parce que ceux-ci ne vont pas dans un endroit qu'il a désigné.
Des balais, des fauberts, des seaux sont confectionnés pour chacun puis nous touchons, y compris Officiers, Maîtres et Seconds-Maîtres, des boîtes en fer-blanc pour mettre notre fourbissage.
La dunette est transformée en dépôt pour tous les ustensiles de lavage des hommes qui, de par leur fonction, n'ont pas à s'en servir. Pour terminer, chaque objet individuel porte le numéro que chaque homme a tiré au sort récemment.
La chambre du Commandant ne comporte aucun meuble : Il couche dans un hamac portant le numéro 17, qu'il a tiré lui-même. Les cloisons sont tapissées de listes et de tableaux donnant des renseignements sur le compte de chacun : Spécialité, âge, lieu de naissance, date d'admission au Service, caractère, punitions, etc. ...
Toujours rêveur, quelque projet en tête, il aime le tapage des ouvriers à son bord. Le Commandant est un homme petit, maigre, "comique en toutes ses manières". Lorsqu'un grain s'abat sur la Corvette, il est toujours à son banc de quart, le nez au vent, aussi est-il surnommé "Pic-au-Vent". Ce surnom le suit d'un navire à l'autre.
Les transformations vont bon-train, l'Alcmène est méconnaissable : Les bastingages sont montés différemment, les embarcations sont changées de place, la Corvette est peinte d'une autre couleur, le gréement et les voiles sont remis à neuf. Ce dernier détail démontre éloquemment à tous que la campagne que nous menons n'est pas près de finir ... Aussi, quelques matelots, découragés par cette croisière sans fin et ne pouvant comprendre la manière de faire du Commandant, désertent le bord.
Une tempête se lève. On aperçoit la baleinière d'un trois-mâts en difficulté. Malgré le temps épouvantable, le Commandant fait armer un canot pour porter secours. Malheureusement, au moment où les nôtres accostent la baleinière pour y détacher des canotiers, l'embarcation chavire : Deux hommes se noient. La nuit tombe, particulièrement noire. Le mauvais temps continue.
Nous sommes inquiets sur le sort de nos compagnons, que nous considérons comme perdus : Comment pourraient-ils s'en tirer dans cette obscurité ? Mais la Providence veille sur eux: Leur canot est jeté sur une bande de sable qui s'avance au large. Non loin de là, des terriens les ont aperçus avant que tombe la nuit. Ces braves gens se sont précipités à leur recherche et, dès qu'ils les ont entendus appeler, ils n'ont pas hésité à entrer dans l'eau pour secourir nos canotiers. Sans leur intervention nous aurions eu sans doute à déplorer de nouvelles pertes. Nos naufragés sont transportés par leurs sauveteurs dans leurs maisons où ils reçoivent les plus grands soins.
Le lendemain, le temps redevenu plus calme, les rescapés rejoignent le bord, accompagnés par leurs nouveaux amis qui se trouvent tous être Irlandais. Ils sont accueillis sur la Corvette où on les récompense généreusement de leur dévouement. Quant au canot et à la baleinière, on n'en retrouve que des morceaux ...
Cependant notre Corvette, bien qu'admirée par les citadins, n'est pas belle à voir car, depuis notre arrivée sur rade, une trentaine d'ouvriers de tous les corps de métiers l'occupent. L'Alcmène est en désordre continuel, sale, encombrée de toutes sortes de matériaux, la coque grattée à blanc, dépouillée de peinture ... Il est difficile de comprendre les intentions du Commandant ...
Mais, à la surprise de tout l'équipage, huit jours avant notre départ, la Corvette, repeinte, ses transformations terminées, est toute pimpante !
... On se rend compte que notre Commandant ne craint pas la dépense, pourvu que ses goûts soient satisfaits !
Un trois-mâts de Nouvelle-Zélande, avec un chargement complet de bois, vient d'arriver sur rade ... Ce fait marque la fin de notre séjour en ces lieux : En effet, nous devons ramener à Tahiti ces pièces de bois pour achever la cale de halage.
La nouvelle de notre départ se propage rapidement en ville ...
Je pensais bien que le Matelot Léon Rousseau ne valait pas grand-chose. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours méfié de lui : Il compte parmi les déserteurs qui sont restés à Hobart-Town, ainsi que ses inséparables amis Antoine Fouché et Jules Tzibert. Bon débarras, serait-on tenté de dire ... L'un des deux hommes qui se sont noyés en portant secours à une baleinière, comme je l'ai écrit dans mon journal s'appelait Pierre-Marie Belleau, c'était un Rochefortais que j'aimais bien. Il s'était porté volontaire pour la mission qui l'a conduit à sa perte.
Les bras ne vont-ils pas manquer, à la manoeuvre?
Le 23 mai 1851
Les adieux à Hobart-Town
Ainsi, le vingt trois mai 1851, veille de notre départ, dans l'après-midi, la Corvette est entourée par un chapelet d'embarcations dans certaines desquelles une cinquantaine de musiciens nous donnent une sérénade. L'équipage, grimpé dans les haubans et sur les bastingages admire ce spectacle magnifique : l'Alcmène semble trôner, telle une reine, au-milieu de tous ces canots et l'écho des montagnes environnant la rade renvoie les airs mélodieux joués en notre honneur. Notre Commandant, par courtoisie et pour remercier tous ces braves gens de leur accueil invite tout le monde à son bord. Bientôt notre navire est envahi par une foule joyeuse. Des tables sont rapidement dressées, nos invités ont apporté victuailles et boissons et nous dînons tous ensemble puis nos chansons s'alternent, tantôt françaises, tantôt anglaises.
Ce moment est réconfortant. Une gaieté générale règne. Ce mouvement de sympathie entre gens qui ne se sont jamais vus, venant de contrées lointaines, se comprenant à peine dans leurs paroles et cependant se regardant comme des frères fait plaisir à voir ... Toute la nuit se passe en divertissements. Les dames sont particulièrement ravies de cette réception.
Le jour nous surprend encore à table. Mais tout a une fin. A huit heures, nous débarrassons le pont pour préparer l'appareillage. Le silence a succédé aux rires, bien que tous nos amis soient encore là.
Le 24 mai 1851 :
Le vingt quatre mai 1851 nous quittons à regret ce pays enchanteur à destination de la Nouvelle-Zélande, parages redoutés par les navigateurs, surtout en cette saison.
Dès que nous sommes sortis de la baie, la Corvette est mise en travers pour permettre à nos hôtes de regagner leurs embarcations, qui sont à la remorque. Leur embarquement terminé, ils nous adressent un dernier adieu par un air de musique et nous les saluons d'un coup de canon. Nous continuons notre route, grand largue, toutes voiles dehors ...
Hobart-Town, le 23 mai 1851
Ma Chère Âme,
Nous allons bientôt quitter la Tasmanie. Le séjour que nous y avons fait restera dans nos mémoires comme l'un des bons moments de cette campagne à cause de la qualité de l'accueil que nous y avons reçu. La longueur de cette escale, les soucis que nous ont procurés les travaux effectués à notre bord sur l'ordre de notre Commandant, auraient pu rendre ce séjour détestable. Il n'en a rien été : Que les habitants de cette ville soient remerciés pour l'amitié qu'ils nous ont témoignée.
Pendant ce temps, j'ai eu la joie de voir arriver une lettre de vous : Allons, me voici réconforté puisque vous ne m'oubliez pas.
Je n'ose faire un pronostic quant à la période de notre retour : Le Commandant semble ne pas même y songer. Nous, nous y songeons ! J'y songe, pour ma part, encore plus que quiconque et vous savez bien pourquoi !
Comme le temps a passé depuis mon départ ! Combien de choses ont changé en France tandis que nous affrontions, pourrait-il sembler, toujours les mêmes flots, entre les mêmes îles ...
Je partais comme la Deuxième République naissait. J'attendais Lamartine, ce fut finalement le Prince Louis-Napoléon qui devint Président de la République ... Et vous m'apprenez que, le dix octobre de l'année dernière, à Satory, la Cavalerie a crié "Vive l'Empereur" ! C'est qu'il se pourrait bien que cela devînt réel, savez-vous ? L'avenir le dira ... S'il ne l'a pas déjà dit : Les nouvelles mettent tellement longtemps à nous parvenir ! Le Prince-Président ne sera pas rééligible en 1852,
il faut s'attendre à ce qu'il ne quitte pas le pouvoir aussi facilement ! Les conversations vont bon train au carré des Officiers sur ce sujet.
Mais vous êtes bien bonne, Mimie Chérie, de me donner des nouvelles de la politique qui, je le sais, vous ennuie à mourir. Il m'est précieux, vous le savez, de ne pas perdre pied complètement.
Je suppose que votre frère François vous a également écrit de Hobart : Nous en avons eu le temps ! Il se porte à merveille, en tout cas, bien qu'il nous ait fait une grande frayeur : Il se trouvait sur une baleinière qui a chaviré en pleine nuit ... Nous l'avons cru perdu pendant qu'il buvait des grogs chez les Irlandais qui l'avaient recueilli ... C'est égal, c'est maintenant un fier gaillard, et qui nage mieux que les poissons !
Je prie Dieu pour que vous restiez en bonne santé ainsi que vos parents et je le prie pour qu'il nous rapproche très bientôt. Gardez moi votre confiance : vous savez que je vous aime.
Je suis tout à vous et je vous embrasse de tout mon coeur.
Le 1er. juin 1851 : La lutte contre
la tempête.
Après huit jours de mer, les vents, jusqu'alors favorables, sautent au sud-ouest et soufflent avec violence. Nous sommes contraints de mettre à la cape. Quatre heures se passent ainsi puis le calme revient. Nous poursuivons notre route, prenant des amures tribord pour nous éloigner des atterrissages, toujours à craindre sur les côtes de Nouvelle-Zélande.
Le lendemain les vents, augmentant d'intensité, passent à l'ouest. Nous prenons les amures bâbord pour essayer de nous élever au vent qui, sans cela, nous porte en plein sur la côte, proche de quinze lieues maintenant. Il nous faut dégréer le cacatois, prendre deux ris dans chaque hunier et un ris dans les basses-voiles. La lame de fond, devenue épouvantable, annonce l'approche d'une tempête. Le baromètre est descendu au maximum, de gros nuages noirs s'amoncellent de toutes parts. L'orage commence à rouler sourdement, des éclairs zèbrent le ciel ...
A deux heures, les vents passent au nord-ouest, redoublant d'intensité. Nous sommes obligés de carguer la brigantine et d'amener le grand foc. Le mauvais temps s'accentue. Il devient de plus en plus difficile de gagner le large pour éviter le voisinage dangereux de la côte. L'État-major, sur le pont, contemple avec appréhension l'état du ciel. A chaque fois que nous avons eu l'occasion de le voir tenir conseil, cela ne présageait rien de bon. Il va falloir affronter une tempête particulièrement violente. A six heures du soir, nous sommes assaillis par un ouragan. La Corvette se couche sur tribord et ne se relève plus.
La bordée de tribord, dont je fais partie, finit de souper. Nous nous disposions à prendre le premier quart de nuit quand nous sentons le navire prendre de la bande. Les sifflets des Maîtres-d'Équipage se mêlent aux mugissements de la mer et aux hurlements du vent dans le gréement.
A pleins panneaux, nous montons sur le pont. Nous avons de la peine à entendre les commandements, couverts par l'assaut furieux des vagues sur les flancs de notre malheureux navire. Tout file pêle-mêle : Les drisses, les maures, les écoutes des basses-voiles, les bras sont emportés au gré des vents, les cargues cassent par les battements des voiles, emportées en ballon à la tête des mâts. Aucun moyen pour carguer ou amener, pas même par vent arrière, afin de soulager notre Corvette à moitié pleine d'eau, qui paraît appartenir déjà à la mer à qui nous la disputons farouchement.
Le tableau est épouvantable : Les vergues couvertes d'hommes cherchant à étouffer la toile avec leurs ongles, leurs dents, sans y parvenir ... Ceci dans les ténèbres d'une nuit affreuse, sous une pluie diluvienne qui nous aveugle. On ne s'entend plus.
_ Notre dernière heure est-elle arrivée ?
_Non ! Nous lutterons de toutes nos forces, jusqu'à l'épuisement complet s'il le faut.
Par bonheur, la Corvette arrive dans le vent et les voiles se masquent sur les mâts, ce qui nous permet, après des heures de travail inouï, de ramener la voilure tant bien que mal.
Nous mettons à la cape sous l'amure de la misaine et du foc d'artimon. A chaque fois que les bourrasques mollissent, nous bordons la misaine pour avoir moins de dérive sur la côte, qui va devenir inévitable si la tempête ne mollit pas avant le jour.
Cette nuit terrible se passe à manoeuvrer, à tenter de saisir nos embarcation que la mer désarrime et finit par enlever malgré nos efforts. out l'État-major est sur le pont en dépit de la pluie et des vagues qui, parfois, submergent entièrement le navire. A une heure du matin un coup de mer particulièrement violent renverse et blesse plusieurs hommes. Plus d'embarcations ! La Corvette, pleine d'eau, embarque par ses sabords défoncés. La côte doit être proche, depuis que nous dérivons ... Nous attendons impatiemment le jour. Cette nuit d'agonie nous paraît terriblement longue.
Enfin l'aube se lève, nous trompant cruellement sur notre dernier espoir : La côte est là, à deux ou trois lieues, tout hérissée de brisants autour desquels la mer écume. Nous y sommes poussés irrésistiblement.
Au fur et à mesure que nous approchons, ,nous distinguons une côte brumeuse qui paraît à pic comme un mur ... Et c'est réellement ainsi : La mort est certaine. Nous nous regardons les uns les autres sans mot dire ... A quoi bon les paroles ? Nous sommes muets devant notre tombe commune.
Le Commandant, qui n'a pas quitté son banc de quart pendant toute la nuit, veut, dans un dernier effort, tenter l'impossible bien que le vent souffle toujours avec violence. Il fait larguer les trois huniers en prenant quatre ris ... La Corvette ne fait que s'incliner davantage sur son côté tribord plombé par l'eau que renferme la coque.
A neuf heures du matin, nous ne sommes plus qu'à un quart d'heure des brisants eux-mêmes, à une lieue et demi de la côte dont nous sommes éloignés de deux lieues. Nous larguons encore deux ris dans les huniers et amurons les basses-voiles. tout le côté tribord s'en trouve immergé.
A dix heures, la Corvette donne son premier coup de talon. Le navire, ébranlé, chancelle comme un homme ivre. Une vague furieuse envahit tout le pont.
Le choc de la quille retentit dans tous les coeurs.
Le 3 juin 1851 :
Le naufrage de l'Alcmène.
Le trois juin 1851 la Corvette l'Alcmène, montée par cent quatre vingt quinze hommes, fait naufrage.
Le navire se couche. La mer, en déferlant, balaie tout le monde. Des cris épouvantables se font entendre. ceux qui n'ont plus la force de se relever assez vite avant les grands coups de roulis reçoivent dans les jambes les pièces de bois qui roulent d'un bord sur l'autre.
La Corvette, toujours en travers, à la furie des lames, se relève et tombe de tout son poids sur un fond sablonneux qui le fait craquer sinistrement.
Nous ne sommes plus qu'à trois quarts de lieue de cette côte que nous désespérons maintenant de pouvoir gagner. La tempête ne faiblit pas. Les voiles claquent en tête des mâts. Plusieurs matelots, les membres brisés, geignent sous les pièces de bois sans qu'on puisse leur porter secours car ceux qui sont encore valides emploient toutes leurs forces à se cramponner dans les haubans pour ne pas être emportés par les masses d'eau glacée qui passent par-dessus le navire. La Corvette, devenue folle, roule bord sur bord ... Triste spectacle ! _ Un équipage presque nu ... Des malheureux, les jambes brisées s'accrochent pour ne pas être emportés par le mer, d'autres tombent d'épuisement, sont roulés parmi un tas de débris ... Le froid commence à nous paralyser ...
La Corvette est maintenant arrêtée par le manque de fond, son côté tribord enfoncé dans le sable. La mer déferle avec plus de force. La coque menace à chaque instant de s'ouvrir sous les coups de bélier.
Afin de sauvegarder nos dernières chances pour tenter de rejoindre la côte, distante d'un quart de lieue, on abat le grand-mât pour appuyer plus complètement le navire sur son côté tribord.
A plusieurs, nous sautons à la mer pour regagner la terre ferme. Malheureusement, certains sont rapidement engloutis dans les remous causés par la Corvette en travers. Après deux heures de nage pénible, et à chaque moment recouverts par les vagues, nous sommes une vingtaine d'hommes épuisés qui, en prenant pied, s'écroulent sur la plage. Quand nous reprenons connaissance, nous remarquons que la mer commence à baisser sensiblement, ce qui doit donner un faible espoir à ceux qui peuvent encore se trouver à bord.
Là-bas, plus personne ne se jette à l'eau car ils ont eu la bonne idée de fixer plusieurs grelins aux débris de la Corvette, espérant que les lames les amèneraient à la côte à seule fin que nous puissions établir un va et vient.
Malheureusement, ce moyen s'avère inutile : Le ressac emporte les épaves vers le large.
A quatre heures de l'après-midi, la mer a baissé jusqu'à mi-chemin entre le navire et la côte. C'est alors que nous pouvons enfin établir un va et vient sur la plage. Ainsi, tous ceux qui étaient encore à bord peuvent être sauvés par ce moyen-là. A cinq heures, tous les survivants sont à terre.
Il me faut apporter ici quelques précisions, afin de ne pas risquer d'oublier ce que je n'ai pas le droit d'oublier :
Aurais-je le droit d'oublier l'habileté du timonier qui, pendant toute une nuit, a lutté d'arrache-pied avec chaque vague, avec chaque rafale de vent, pour ne pas consentir à un échouage nocturne qui aurait sans aucun doute condamné à mort la plupart, sinon la totalité d'entre nous ...
Pourrais-je oublier le soldat de 1ere. classe Jean-Baptiste Nivelle qui, arrivé l'un des premiers à terre, est allé au-milieu des lames chercher les hommes qu'elles semblaient vouloir entraîner au large ?
Mathurin Breniel se jeta à la nage pour essayer de porter à terre le bout d'une corde qui pût servir de va et vient.
Carletti, l'un des naturels Polynésiens que nous avions embarqués dans l'archipel des Touamotou a réussi à porter à la nage la corde qui a servi de va et vient. Il est le seul qui ait réussi dans cette entreprise.
Charles Bochard, Premier-Maître, s'est occupé du va et vient, dès que celui-ci a été établi.
Jean Pommeray, de Rochefort, après le naufrage, est retourné jusqu'au navire pour tenter de ramener des papiers du bord.
Léon Magner, de Saintes, après l'échouage, a coupé les haubans du grand mât, la mer menaçant de l'enlever du bastingage où il était monté.
François Olier, matelot de troisième classe, après le naufrage, est descendu dans le carré malgré les dangers de la situation. Il en a rapporté de l'argent.
Yves Quéré, Matelot de troisième classe, pendant le naufrage, a aidé tous les malades et madame D'Ehrensward à descendre à terre. Après l'échouage, il s'est rendu à bord à plusieurs reprises malgré les dangers, pour sauver des vivres et des effets.
Daniel Augeron, Second-maître de manoeuvre, pendant l'échouage, a quitté un poste où il était comparativement en sûreté, à cheval sur le grand-mât, pour aller porter assistance, dans un endroit plus périlleux, au Maître-charpentier qui y est mort.
Il me faut encore penser à Étienne Duclou, Quartier-maître canonnier qui était le maître de natation des mousses, qui se sont sauvés grâce à ses soins.
Enfin, et au risque d'en oublier bien d'autres auxquels nous devons des actes de dévouement, il faut citer Monsieur François Laguiseray, Premier-maître, responsable du gréement : Le gréement était parfaitement tenu et solide. Malgré une voilure excessive, presque rien n'y a manqué et c'est à cela que nous avons dû de ne pas faire côte pendant la nuit. Après l'échouage, il a lancé à bras, avec Messieurs Texereau et Amet, une embarcation de drôme alors qu'ils étaient menacés de se voir enlever par les lames qui déferlaient fréquemment sur le navire. Monsieur Laguiseray a vraiment montré une ardeur qui a fait l'efficacité du groupe qu'il animait.
Je n'en dirai pas plus quant aux actes de courage et de dévouement dont l'Équipage se montra capable mais il faut imaginer tout cela dans le vacarme, le chahut, les affrontements de la tempête. Il suffit. J'espère simplement que chacun recevra, le jour venu, sa juste récompense...
Mais qu'allons-nous devenir sur cette côte déserte, sans vivres, presque nus, par un froid qui glace nos membres fatigués, la grêle, l'orage continuant à fondre sur nous. La nature semble en folie. Pendant la nuit, la pluie tombe plus drue. Nous en sommes réduits à camper au pied de la falaise que, momentanément, nous ne pouvons gravir, faute de force, pour chercher une meilleure retraite. Nous nous entassons les uns sur les autres pour chercher un peu de chaleur et passer au mieux cette nuit cruelle.
Pauvre Alcmène ! Toi qui nous a fait parcourir l'immensité, qui a passé parmi tant d'écueils sans en toucher un de ta coque, tu viens jeter tes enfants sur une côte sauvage, aride, réduits à périr de faim et de froid, loin du pays qui nous a vus naître.
Au recensement de l'équipage, nous constatons que nous en avons vingt cinq de disparus.
A la marée basse, nous allons jusqu'à l'épave de la Corvette, à moitié enfouie dans le sable, pour essayer de découvrir quelques effets ou vivres, mais nous ne trouvons que des pavillons en lambeaux parmi les débris de la dunette. Nous partageons ceux-ci, ce qui fait que chacun se trouve muni d'un foulard pour s'envelopper la tête et d'un pagne.
Les deuxième et troisième jours nous n'avons pour toute nourriture qu'une poule noyée pour dix hommes. Le quatrième jour, le Commandant réunit l'État-major en conseil pour envisager les dispositions qu'il y a lieu de prendre pour sortir de cette triste situation. Il est décidé qu'un groupe de cinq matelots des plus vigoureux, commandés par un Officier partira vers le nord, tandis qu'un groupe identique partira à la découverte vers le sud.
Quelques heures après le départ de l'équipe du nord, un homme revient en portant un morceau de bois enflammé, trouvé dans une mine de charbon d'où la fumée filtrait à travers le sable.
Chacun s'empresse dès lors de faire de grands feux qui flambèrent maintenant jour et nuit malgré la pluie et le vent, tant nous apportons de soin à les entretenir de débris de notre vaisseau que la mer rejette en grande quantité.
Nous passons notre temps à parcourir la côte, mais nous ne trouvons rien que des épaves, que les vagues amènent jusqu'à nos pieds. Nous les utilisons à la construction d'abris précaires. Le cinquième jour, la faim nous tourmente. Cependant, quelques matelots, en grattant le sable à marée basse, découvrent des coquillages d'une espèce inconnue et qui seront la base de notre nourriture pendant notre séjour sur les lieux du naufrage.
A plusieurs reprises, nous faisons l'ascension des sommets des alentours pour essayer de découvrir quelque chose : Nous n'apercevons qu'un paysage montagneux aride, désolé.
Nous poursuivons le ramassage des débris de notre navire pour renforcer nos cabanes car le vent malmène continuellement notre petit village primitif qui compte vingt cinq bicoques le long de la falaise, où brûlent constamment une vingtaine de feux pour lutter contre le froid qui nous harcèle en nos abris mal joints. Jours et nuits l'orage se poursuit avec la même intensité, les éclairs nous aveuglent, la grêle nous flagelle la peau jusqu'au sang. Nous sommes dans la plus grande misère.
Le sixième jour, nous sommes méconnaissables : Le vent et le sable nous rougissent les yeux, la fumée des foyers noircit nos visages. L'équipe partie vers le nord revient, l'Officier, épuisé, est porté par ses cinq matelots. Leurs recherches n'ont rien donné. La nuit, la pluie et le froid redoublent.
Le septième jour, des oiseaux tués contre les rochers par l'ouragan sont trouvés par des mains qui ramènent ce piètre secours que l'on partage aussitôt. Ce trop peu, au lieu de calmer notre fringale, l'excite.
Nous tentons alors de mettre le feu à l'avant du navire avec de la poudre, à l'endroit où l'on présume que des barils de salaisons sont enfermés. Malheureusement, la mer remonte avant la fin de notre entreprise.
Un autre malheur vient encore nous accabler : pendant que nous cherchions à retirer quelques vivres de notre épave, d'autres matelots, parcourant la côte, trouvèrent les cadavres d'énormes poissons dont nous ne connaissions pas l'espèce, dans un état de putréfaction avancée, mais le besoin écarte la délicatesse et nos estomacs réclament avidement cette nourriture infecte.
Une heure après en avoir consommé suffisamment pour être rassasiés, nous sommes pris de malaises insupportables. Nous buvons de l'eau en grande quantité, ce qui nous soulage quelque peu ... Et pendant cinq jours la dysenterie nous enlève toutes nos forces.
Au début de notre séjour, nous avions quinze hommes blessés et malades. Ne pouvant leur donner des soins, tout au moins les avions nous groupés dans la meilleure cabane. Malheureusement, la pluie passait au travers. Au quatrième jours, trois blessés étaient morts.
Le huitième jour, notre Commandant, s'étant aperçu que notre nombre diminuait chaque jour, car certains, las d'attendre un secours qui tardait, partaient par petits groupes à la découverte, nous réunit pour nous demander d'espérer encore le retour de l'équipe du sud afin que, par la suite, nous partions tous ensemble et ainsi ne pas abandonner nos camarades impotents. De ce jour, plus personne n'abandonna notre petite communauté.
La situation devint plus pénible. Nous ne trouvions même plus de coquillages. La faim nous tourmente cruellement. Nous sentons nos forces diminuer.
Nous partons une dizaine, en quête de quelques aliments le long de la côte. Après quatre heures de marche vers le sud, nous apercevons au loin des hommes contournant une pointe rocheuse pour se rapprocher de nous. Tout d'abord, nous sommes saisis de crainte à la pensée que ces hommes peuvent être des sauvages qui accourent pour nous assommer, aussi tentons-nous de nous dissimuler. Nous restons près d'une heure sans échanger une seule parole mais , bientôt, à notre surprise, nous entendons des voix s'exprimer en Français. Notre joie est indescriptible. Sortant de notre cachette, nous entourons les nouveaux-venus, qui ne sont autres que nos compagnons de l'équipe sud.
Aussitôt, étonnés de notre petit nombre, ils s'enquièrent des nôtres.
Nous nous empressons de les rassurer, leur expliquant que nous sommes à la recherche de vivres et que, quant à eux, nous désespérions de les revoir ...
Puis ils nous disent leur joie de nous apprendre que nous sommes à peu près sauvés car ils ont trouvé un petit village, à une dizaine de lieues d'ici, dont un indigène a bien voulu les accompagner pour nous servir de guide. Le village en question est, paraît-il, situé au bord d'un golfe que nous ne pourrions franchir qu'à l'aide des naturels. Ceux-ci sont, disent-ils, très hospitaliers et ont offert leurs pirogues pour la traversée, de plus ils nous auraient réservé des pommes de terre douces. Nous apprenons également que nos camarades qui nous avaient quittés ces derniers jours sont là-bas, sains et saufs.
A notre retour sur les lieux du naufrage, le Commandant, instruit de ces informations, est entouré de tout l'équipage, impatient de connaître le moment du départ vers ce paradis.
Nous ignorions alors combien nous aurions encore à souffrir d'une température peu clémente, d'une route pénible, par des chemins bordés de ronces, à parcourir pieds-nus, portant nos compagnons d'infortune blessés ou malades ... Nous passons la nuit à nos préparatifs de départ, confectionnant des brancards, liant des morceaux de toile sur des avirons ou des gaffes. Nous nous enveloppons les pieds de chiffons pour ne pas être blessés par les coquillages de toutes espèces dont le sable est recouvert.
Le 12 juin 1851 :
En route vers le salut.
Le douze juin à sept heures, nous nous mettons en marche, chacun ayant pour vivres un morceau de lard salé gros comme le poing, conservé précieusement pour ce jour, et cela malgré bien des tentations ! Notre misérable village, qui nous abrita pendant neuf jours, disparaît derrière nous ... Tout d'abord, nous suivons la plage, où les vagues viennent jusqu'à nos pieds. A onze heures, nous faisons notre première halte. Du peu de lard que nous avions, il ne reste plus rien. Après une heure de repos, nous repartons, portant nos infirmes. Le sable, glissant sous nos pas, nous fait trébucher et fait tomber les plus faibles. A la nuit, nous nous réfugions au-milieu des roseaux, au pied d'une colline, pour camper. De nouveau, l'orage éclate : La pluie nous cingle, les éclairs se succèdent sans cesse, le tonnerre roule continuellement. Les plaintes de nos blessés rendent cette nuit lugubre ... Une de plus !
Au jour, nous reprenons les brancards, les jambes engourdies de froid. Nous poursuivons notre chemin péniblement. Nous longeons toujours la mer, sous la conduite de notre guide indigène. Épuisés, nous sommes contraints de faire une pose toutes les heures pour attendre les traînards.
La faim, intensément, nous tord les entrailles mais notre guide, comprenant notre misère, nous fait faire un petit détour pour nous mener à un ravin pour nous montrer des plantes comestibles, aliment de base des habitants.
Nous le voyons en prendre une, l'effeuiller et la manger avec appétit. Nous nous empressons de l'imiter, dévorant ces plantes aux feuilles jaunâtres auxquelles nous prêtons une saveur agréable qu'elles ne possèdent certainement pas. Cette nourriture nous charge l'estomac sans nous rassasier.
Au loin, nous apercevons une pointe rocheuse vers laquelle nous nous dirigeons dans l'espoir d'y trouver des coquillages. Nous passons sur une hauteur de laquelle il nous est possible d'effectuer un tour d'horizon. A notre droite : L'immensité de la mer, à gauche, un paysage désertique sans aucune trace de vie humaine.
A quatre heures de l'après-midi, nous arrivons au rocher, où nous ne trouvons rien à manger. Nous sommes terriblement déçus. Le découragement s'empare de nous. Le soir, nous nous traînons vers un coin abrité du vent pour y prendre du repos. Le sable sur lequel nous nous allongeons est dur comme du granite. Plusieurs matelots, accablés de fatigue, sont restés sur la plage, lorsque l'un d'eux s'écrie :
_"Regardez-donc là-bas !"
Tous les regards se portent vers le point indiqué. Nous apercevons alors un groupe d'indigènes, habitants du village vers lequel nous marchons, qui, impatients de venir nous voir, sont venus à notre rencontre.
Dieu soit loué : Ils arrivent fort à propos ! Notre dénuement semble les toucher. Ils nous ont apporté des pommes de terre douces, du porc frais, rôti à leur manière. Nous dévorons ces vivres et nous sentons peu à peu nos forces revenir, et du même coup notre courage. Nos sauveteurs se sont également munis de couvertures à notre intention aussi, pour la première fois, nous pouvons goûter un repos un peu plus complet.
A l'aube, nos nouveaux amis nous font comprendre qu'il faut nous remettre en route, afin de rejoindre de vieilles cabanes peu éloignées qui leur servent d'abris quand ils vont à la pêche. Là, nous pourrons laisser nos blessés ainsi que ceux qui ne peuvent plus arriver au but sans un grand repos préalable ... D'ailleurs, ceux qui arriveront les premiers au village, après s'être restaurés et avoir repris des forces, reviendront chercher les éclopés ... Ce projet est adopté par tout le monde.
Les indigènes chargent blessés et malades sur leurs épaules et nous reprenons la route, encouragés par d'heureuses perspectives, certains d'entre nous soutenus par d'autres.
Après sept heures de marche, fatigués, appuyés sur des bâtons, nous arrivons tout de même à ces vieilles baraques délabrées. Nous améliorons ces abris en bouchant les interstices avec des brins d'herbe puis de grands feux sont allumés. Nous passons une bonne nuit qui, hélas, nous parut trop brève !
Dès le lever du jour, nous nous préparons au départ. Le Commandant, le Major, restent avec les blessés et les malades, ainsi qu'un maître d'équipage et trois hommes pour veiller à leur sécurité pendant notre absence, qui ne doit pas durer plus de trois jours ...
La route est maintenant plus difficile que celle que nous avions suivie jusqu'alors : Il nous faut passer à travers les broussailles et franchir des ravins pour couper au plus court, gagnant ainsi plus de la moitié du chemin habituel, où nous aurions été obligés de traverser dans l'eau, d'une pointe à l'autre ...
Le sentier que nous suivons est plein de petites pierres tranchantes qui nous blessent à chaque pas, nous causant de vives douleurs. Vers la fin du jour, harassés, ne pouvant faire un pas de plus, nous faisons halte au pied d'une petite colline afin d'être abrités du vent.
Aussitôt les indigènes s'emploient à déterrer quelques racines comestibles. Nous les imitons et, à l'aide de bâtons, de cailloux, on arrive tout de même à en déterrer quelques-unes, dont le goût ressemble à celui du céleri.
Le lendemain, seize juin, à la pointe du jour, nous repartons par des chemins de montagne broussailleux. A tout instant nous nous arrêtons pour nous dégager des ronces qui nous accrochent au passage. Ce qui nous gêne le plus, dans cette marche pénible, c'est d'être pieds-nus : La toile qui les enveloppaient lors de notre départ du lieu du naufrage est partie en lambeaux ; les épines, les pierres, nous blessant assez sérieusement. Nous laissons derrière nous une trace sanglante. A deux heures de l'après-midi, nous nous arrêtons pour permettre aux traînards de nous rejoindre.
Tandis que plusieurs d'entre nous, épuisés, se couchent, deux hommes s'avancent vers le Lieutenant pour lui annoncer qu'à une demi-lieue d'ici se trouvait un homme mourant. Nous les suivons, accompagnés d'indigènes et, après une heure de marche, nous découvrons l'infortuné, gisant sans connaissance, exposé à la rigueur du mauvais temps.
Un naturel se charge du corps inanimé pour le porter en un lieu où il nous sera possible de l'enterrer pour le dérober aux animaux. A notre tour, tout le monde a rejoint, ce qui nous permet de reprendre immédiatement notre route. Le chemin que nous gravissons est rempli de petites pierres grisâtres aussi tranchantes que des pierres à fusil, puis nous descendons dans un ravin au fond sablonneux mais plein de chardons couronnés d'épines. Notre marche devient un véritable calvaire.
Jusqu'ici, soutenus par l'espoir d'arriver au but où, enfin, on pourrait manger à notre saoul et nous reposer, nous avions supporté cela avec courage. Maintenant, bien que l'on sache que ce village n'est plus qu'à une lieue, nos forces nous trahissent. Aussi, nos guides indigènes, s'apercevant que les trois quarts des nôtres, épuisés, se laissent tomber au hasard du chemin dans les broussailles, s'empressent de courir au village pour y chercher nos compagnons arrivés en ces lieux depuis plusieurs jours et déjà redevenus en pleine forme.
Bientôt, ils arrivent à notre aide, accompagnés des autres habitants. C'est ainsi que nous touchons ce havre de grâce, blessés, fourbus, malades. Il est huit heures du soir quand nous nous installons dans de confortables huttes de paille.
Le Havre de grâce :
OKARO _
Toute la population s'empresse autour de nous, nous témoignant une touchante sympathie, apportant de la paille fraîche et des vivres. Ceux-ci sont distribués avec parcimonie afin d'éviter de fatiguer, par une trop grande abondance, nos estomacs délabrés. Toute la nuit nous sommes veillés. De grands feux sont allumés spécialement à notre intention. Ces indigènes nous soignent comme si nous étions des leurs. Nous sommes très sensibles à leur humanité car, dans bien des contrées civilisées, nous n'aurions pas eu le même secours ...
Nous avons eu de la chance de rencontrer ces gens-là car nous apprenons maintenant que, dans les environs, se trouvent également des peuplades sauvages qui nous auraient plutôt massacrés que secourus.
Le village de ces indigènes si généreux se nomme "Occareau", nom qui ne disparaîtra jamais de notre mémoire ...
Le lendemain de notre arrivée, qui était le dix sept juin, le temps étant devenu plus calme, un Officier profite de cette embellie pour traverser le golfe avec des matelots. Pour cela, nous avons recours à la bonne volonté des naturels, qui équipent à cet effet une de leurs longues pirogues, construite d'un seul morceau dans un tronc d'arbre.
Le golfe de Kaïpara qui, au plus étroit, a sept lieues de large, nous empêche de rejoindre Auckland, petite ville située sur la côte ouest de Nouvelle_Zélande, habitée par des Anglais déportés. La distance qui nous en sépare serait de vingt cinq lieues ... Cette équipe parvient à cette ville cinq jours après son départ. C'est ainsi que le Gouverneur anglais fut informé du lieu de notre naufrage et de la situation de l'équipage.
A la recherche des blessés
et des malades :
Le surlendemain de notre arrivée à Occareau, nos forces nous étant revenues, nous repartons à la recherche de nos éclopés, sous la direction des mêmes guides. Nous coupons en droite ligne, pendant que d'autres, moins bien rétablis, longent la côte en pirogue, accompagnés des indigènes. Nous emportons des pommes de terre et du lard cuit pour nos blessés.
Il était temps que nous arrivions : Lors d'une chasse aux sangliers, des sauvages armés de hachereaux, ayant découvert leur refuge, s'apprêtaient à les massacrer. Des malheureux, croyant leur échapper, bien que privés de l'usage de leurs membres, s'étaient traînés dans les broussailles, sur le bord de la falaise.
Nous retrouvons les cadavres de quatre d'entre eux.
Nous distribuons les vivres à nos malheureux compagnons qui en avaient bien besoin.
Il ne nous reste plus que huit blessés. Nous sommes dans l'obligation de passer la nuit sur place car il est trop tard pour repartir le jour-même et nous sommes trop las ...
Grâce à la Providence, la nuit se passe sans alerte malgré le dangereux voisinage des sauvages qui hésitèrent sans doute devant notre nombre.
Dès l' aube nous reprenons la route, longeant la côte. La route que nous avions suivie pour venir n'étant praticable que pour des hommes valides. Nous allions en même temps à la rencontre des piroguiers.
Notre marche est lente, pénible même. Nous ne sommes guère nombreux : Une bonne partie de ceux qui furent du premier voyage, incapables de tenir debout, était restée au village.
Contraints à de fréquentes pauses, le soir venu nous n'avons parcouru que deux lieues. Dans la soirée, un grand vent se lève. Nous creusons des trous dans le sable afin de nous abriter un peu, mais la pluie se met de la partie. Nous passons une fort mauvaise nuit.
Le matin, nous attendons jusqu'à dix heures pour pouvoir reprendre notre route car il nous faut contourner une pointe rocheuse et la chose n'est possible qu'à marée basse, encore ne sommes-nous pas certains de parvenir à nos fins : Il faut espérer que les eaux sont peu profondes. Nous nous hasardons, ceux qui portent les brancards au-milieu du groupe. A peine sommes-nous engagés dans cette passe qui nous avait paru facile, que plusieurs d'entre nous disparaissent dans des trous d'eau. Roulés par les vagues, ils sont jetés contre les roches. Quelques uns s'élancent à leur secours mais, à leur tour, ils sont renversés par la force des vagues.
Nous nous employons à sauver nos blessés. Malgré nos efforts, quatre d'entre eux disparaissent, plusieurs autres sont retirés de l'eau sans connaissance. Après des soins énergiques, ils reviennent à eux. Cette alerte nous a épuisés. Nous restons sur place quatre heures pour récupérer un peu nos forces. Entre temps, la mer rejette le corps d'un de nos compagnons qui vient de se noyer. Nous le portons assez loin de la mer afin que la marée haute n'atteigne pas la tombe que nous lui creusons. Avant de combler la fosse, nous nous recueillons pour le repos de l'âme du défunt. Une grossière croix de bois est confectionnée ...
La faim se fait bientôt sentir : Nous n'avons plus de vivres, nous en sommes réduits à manger des racines de chardons et de roseaux. Cependant, nous n'avons pas d'inquiétude car nos compagnons venus en pirogues ne doivent pas être loin maintenant et ils amènent des vivres en quantité suffisante.
Nous pensons les trouver derrière cette langue de sable mais, parvenus là, nous trouvons une autre bande sablonneuse assez éloignée. Du coup, notre courage commence à diminuer. Les indigènes soutiennent notre moral et nous persuadent de continuer notre route. Enfin, le soir, nous rencontrons les pirogues : Nos compagnons s'inquiétaient de ne pouvoir nous joindre plus tôt. Moins épuisés que nous, ils montent quelques cabanes. Malgré le vent qui emporte nos abris, nous prenons une bonne nuit de repos.
Le grand jour est venu. Certains dorment encore. Nous les réveillons pour partir. Nos blessés sont embarqués, ainsi que les hommes les plus faibles, dans les pirogues. Les autres reprennent leur marche, longeant toujours la côte.
Cependant, le vingt six dans l'après-midi, une grande pirogue vient prendre dix hommes mais, arrivés à la pointe du golfe, la mer étant agitée, ils sont contraints de rejoindre la côte pour camper.
Deux autres pirogues, celles-là montées par des indigènes, en raison du mauvais temps, sont obligées de trouver un abri sur la côte et, rencontrent à cette occasion notre pirogue avec ses dix hommes, parmi lesquels se trouve le Commandant. Ce dernier demande alors aux nouveaux venus s' ils consentiraient à transporter de l'autre côté du golfe nos gens restés au village, dès que le temps serait meilleur.
Les nouveaux venus ayant accepté, deux hommes partent au village chercher le reste de l'équipage.
Cependant, nos six derniers blessés étant morts de la gangrène à leur arrivée au village, nous retardons notre départ car nous tenons à les inhumer chrétiennement. La cérémonie funèbre se déroule en silence, dans la belle et humble chapelle de paille.
Nous sortons de ce lieu bien en ordre, pour nous rendre au cimetière où nos malheureux camarades sont descendus dans leur fosse puis, tous à genoux, le front bas, le coeur en deuil, chacun se recueille pour le repos de leur âme.
VERS AUCKLAND :
Quand nous quittons ce village hospitalier, les habitants nous donnent tout ce qui leur reste de vivres. A nouveau nous entreprenons un chemin pénible. Rapidement, nous avons les pieds en sang. Il nous faut aussi traverser une rivière avec de l'eau jusqu'aux épaules, par une pluie glaciale. Enfin nous arrivons aux pirogues à la pointe du jour, où nous retrouvons nos compagnons autour de grands feux, plus morts que vifs par ce grand froid. Nous nous empressons autour des foyers.
Le lendemain à l'aube, nous nous embarquons sur les pirogues. Tout le monde ne pouvant pas embarquer il fut décidé que l'on ferait deux voyages. Bientôt nous nous retrouvons tous sur le même îlot.
De là, un vieux colon qui demeure sur le rivage d'en face doit venir nous chercher. Malheureusement, où nous sommes pour le moment, il n'y a pas une seule goutte d'eau. Pour passer la nuit nous entassons du bois mort pour qu'un bon feu nous préserve du froid.
Le lendemain, vers dix heures, le vieux colon arrive. Il nous trouve autour de nos feux, que nous entretenons soigneusement. Après avoir mangé le reste de nos vivres, nous faisons route dans la même direction que les autres pirogues, que nous ne pouvons rejoindre.
Le canot du vieux colon est en très mauvais état : Nous sommes constamment obligés d'écoper l'eau qui s'infiltre de partout, si bien que quelques uns d'entre nous sont obligés de débarquer sur une pointe rocheuse qui domine la mer. Je suis de ceux-là.
Il ne nous reste plus qu'à espérer qu'une pirogue ayant déjà atteint l'autre rivage vienne nous prendre.
A peine débarqués, nous escaladons la plus haute extrémité, où nous avons la chance de découvrir une sorte de bananes et de l'eau. Nous profitons de cette aubaine et, sitôt restaurés, nous entreprenons la construction d'abris car de sombres nuages s'amoncellent. Effectivement, un orage éclate, violent. Le vent se lève : C'est la tempête. Nos abris sont rapidement emportés. Encore une triste nuit !
Au jour, le temps est redevenu beau. Vers huit heures, la plus grande pirogue arrive à notre aide, nous amenant quelques vivres, que nous consommons séance tenante.
28 JUIN 1851 :
Nous sommes le vingt huit juin. Nous quittons notre îlot rocheux. Nous passons cette journée et la nuit suivante à pagayer sous une pluie incessante. Enfin, au lever du jour, nous prenons pied au premier camp que les Anglais ont préparé à notre intention. Nous y trouvons des effets et des vivres. D'autres camps sont établis de point en point pour nous permettre de gagner Auckland, distante de cinq lieues. Au premier, les Anglais sont obligés de nous porter : Nous sommes trop épuisés pour aller du lieu de notre débarquement au sommet d'une colline où il se trouve installé. Mais une fois séchés près du feu, réconfortés par un bon thé à l'eau de vie, ayant enfin mangé à notre faim, nous reprenons notre route, toujours accompagnés par les indigènes qui montaient les pirogues et qui, maintenant, reprennent leur rôle de guides à travers la forêt.
Tout l'équipage étant déjà en route vers Auckland. Nous sommes les derniers et, en cette qualité, c'est à nous que revient le travail de démonter le camp à notre départ. Puis nous poursuivons notre randonnée par les sentiers reconnus par les soldats anglais, qui ont même lancé de légères passerelles pour enjamber de petits ravins afin de nous éviter les fatigues d'une descente suivie d'une escalade.
A dix heures, nous arrivons au second camp et à midi, au troisième. A chacun nous prenons un peu de thé, car nous marchons jour et nuit pour rejoindre les nôtres au plus tôt. Toutes les fois que c'est possible, à mi-distance de chaque point d'arrêt prévu, des soldats anglais nous attendent avec un petit baril d'eau de vie et un sac de biscuits. Nous en profitons pour faire une courte halte et nous repartons. Certains d'entre nous se sentent déjà tout ragaillardis par l'eau de vie.
Après avoir escaladé des montagnes, descendu dans de profonds ravins pleins d'eau que nous passons avec de l'eau jusqu'à la ceinture, toujours aidés par les habitants d'Occareau, nous arrivons au quatrième camp. Comme il est tard et que la nuit s'annonce mauvaise, nous y attendons le jour. Le repos que nous prenons à cette occasion nous est d'un grand profit car nous sommes assez fatigués. Au lever du jour, après avoir pris une rasade d'eau de vie, nous continuons notre route.
A dix heures, nous arrivons au cinquième camp où nous faisons une courte pose : Nous sommes pressés de parvenir au sixième, situé sur le bord d'une petite rivière dont le cours passe à Auckland. Là, des embarcations de la Corvette anglaise "La Faye" nous attendent.
A quatre heures du soir, nous parvenons à ce dernier point. Des provisions ont été prévues, nous sommes en mesure de nous restaurer copieusement. Nous embarquons aussitôt après. Plusieurs rescapés sont très gais, l'estomac bien garni et un peu échauffés par l'eau de vie.
Le 29 juin 1851 :
A Auckland
Le vingt neuf juin à neuf heures du soir, nous débarquons à Auckland où les habitants s'empressent de nous tendre une main secourable pour nous accompagner à une caserne de soldats anglais où nous retrouvons le reste de l'équipage de l'Alcmène.
Dès notre arrivée, des vivres nous sont distribués, ainsi que de quoi nous coucher, ce qui est très appréciable. Il y a bien longtemps que nous n'avons goûté un tel confort !
Le trente juin, un service de plats par chambrée est organisé. Ainsi, à tour de rôle, nous pouvons aller en ville, où bon nous semble.
Entre temps, notre Commandant s'occupe de notre habillement et de chercher un navire pour nous transporter.
Il me faut , une fois encore, noter les noms de ceux qui se sont montrés particulièrement courageux. Ce sont souvent les mêmes que ceux dont j'ai déjà parlé à l'occasion du naufrage, tant il est vrai que les hommes de valeur se retrouvent en toute occasion. Les noms des hommes ci-dessous complètent la liste de ceux que le Commandant compte récompenser d'une façon ou d'une autre.
Alexandre Marsac, déjà cité, s'est fait remarquer pendant la marche par ses soins à son camarade Bergarry, grièvement blessé.
Charles Bochard, Premier-Maître principal, atteint d'une maladie contractée par la fatigue de la marche, est retourné du camp des malades aux lieux du naufrage pour chercher des vivres qui manquaient.
Étienne Anatole, matelot de troisième classe, s'est offert, et s'est montré très dévoué pour le service de madame D'Ehrensword pour les vivres, cabanes construites, etc.
Jean Pommeray, de Rochefort, partit avec un détachement pour chercher du secours. II a, pendant toute la route, soutenu le moral de ses camarades. Retourné avec Monsieur Amat, malgré une fatigue excessive, pour venir donner des nouvelles au Commandant.
Étienne Duclou, Quartier-maître canonnier, a fait preuve d'énergie et de dévouement pour la police des vivres. Il a fait une marche forcée pour en aller chercher.
Alfred Boulin, Matelot de première classe, de Marennes s'est offert pour aller explorer l'intérieur. A beaucoup souffert pendant cette expédition et a grandement contribué à ramener ses camarades qui, blessés et désespérés, voulaient rester sur la route plutôt que de marcher.
François_Marie Olier, Matelot de troisième classe, a fait partie d'un détachement dans l'intérieur pour chercher des secours et s'est fait remarquer en tentant le premier de traverser une rivière où le courant menaçait de l'entraîner.
Yves Quéré, matelot de troisième classe a fait partie d'un détachement envoyé dans l'intérieur. S'est fait distinguer par son dévouement et son abnégation.
Pierre-Edmond, Caporal d'Armes : Exploration de l'intérieur où il a été blessé. Malgré sa blessure, s'est offert plus tard pour porter les malades dans un moment où les hommes désignés s'en montraient incapables.
Combien de peines, combien de douleurs, combien de drames peut-on deviner ou se remémorer à cette brève évocation ! Par charité on ne nommera pas celui ( il est originaire de Rochefort) que le Conseil de Justice dût condamner à vingt jours de cachot, le 28 juin, à Auckland, pour désobéissance et menaces. On ne nommera pas non plus, et ceci pour les mêmes raisons, celui qui fut condamné pour vol, par le même Conseil : Miséricorde pour ceux qui ont tant souffert !
Il est une chose que nous ne voulons pas oublier : C'est la position du lieu de notre sauvetage :
Le village d'Okaro, qui nous a accueillis est situé sur la côte ouest de Nouvelle-Zélande, par trente six degrés de latitude sud et cent soixante et onze degrés trente de longitude est. Que ses habitants soient bénis jusqu'à la fin des jours
A Auckland, NouvelleZélande, le 3 juillet 1851
Chère Âme,
Mimie chérie ... Je suis vivant et votre frère aussi ! Chassez donc vos idées noires et embrassons nous. Le reste appartient au passé, un passé que nos mémoires n' oublieront jamais ... Comment le pourraient-elles ? Mais un passé tout de même. Il nous reste l'avenir.
Vous trouverez sous cette enveloppe le récit de notre naufrage, que j'ai écrit pour vous. Je vous l'envoie après l'avoir écrit tel qu'il m'est venu, et pour tenir la promesse que je vous avais faite de ne rien cacher de nos aventures. Vous voudrez bien me pardonner si la forme de mon récit, parfois, augmente vos émois : Je n'ai pas cru devoir changer quoi que ce soit aux événements ni à mes pensées.
Nous pensons maintenant que nous ne tarderons point à trouver un bateau pour nous emmener. Je ne sais quelle sera notre destination première, mais il ne m'étonnerait point que nous fassions route directement vers la France, nos autorités prenant en compte l'étendue de nos malheurs et la durée de nos campagnes. C'est donc sans doute bientôt que nous allons nous revoir, Mimie Chérie et c'est le plus ardent de mes voeux.
Vous pardonnerez la brièveté de cette lettre, puisqu'elle est accompagnée de la totalité du récit de nos aventures. Je vous promets de vous écrire à nouveau dès que cela me sera possible. Ne vous inquiétez plus en tout cas.
Je vous aime et je suis tout à vous.
Un trois-mâts américain, l'Alexandre, de douze cents tonneaux, faisant habituellement le transport des bois de construction vers la Nouvelle-Zélande, est trouvé. Seulement, il nous faut un mois pour le remettre en état. Pendant ce temps, notre bagage est complété : Chacun est pourvu d'un sac, de deux couvertures de laine car il fait très froid.
Tous les jours une corvée de dix hommes se rend à bord de l'Alexandre pour réparer son gréement et nettoyer sa coque.
Le surlendemain de notre arrivée à Auckland, nous assistons à une messe dite par Monseigneur l'Évêque à la mémoire de nos malheureux compagnons disparus au cours du naufrage. Nous sommes en tenue de route. la musique du régiment anglais prête son concours. Tous les habitants sont à notre suite ainsi que les indigènes d' Occareau, qui ont été également installés à la caserne jusqu'à notre départ, touchant les mêmes vivres que nous.
Nous recevons un accompte sur l'arriéré de nos soldes, de vingt francs-or. Pendant tout notre séjour en ce lieu nous n'avons pas à les échanger car nous ne manquons de rien et, de plus, les habitants ne veulent rien accepter de nous. Il est bien certain qu'en France, une telle question ne se serait pas posée, mais ici, le bonheur de ces gens est de nous amener chez eux pour nous fêter et nous faire raconter nos aventures, dont ils comprennent à peine la moitié. Cependant ils semblent prendre plaisir à nous écouter et nous devenons si familiers qu'il nous semble être déjà en France.
Le 1er. Août 1851 :
L'Alexandre
Le premier août, nous embarquons sur l'Alexandre, affrété soixante mille francs pour nous amener en France ou pour la moitié de cette somme pour aller à Tahiti, où il est indispensable que nous touchions en passant car c'est de là que nous avons reçu notre dernière mission, dont nous devons rendre compte au Gouverneur.
Avant de partir, nous assistons à une seconde messe. Une foule considérable est avec nous, si nombreuse que l'église, quoiqu'assez vaste, ne peut contenir tout le monde. Tous les habitants de Auckland se trouvent là. Ils nous témoignent les plus grandes marques d'affection. Avant de se séparer on s'embrasse comme des frères. Nous sommes reconnaissants à tous ces gens, si loin de leur pays d'origine, des bontés qu'ils ont eues pour nous.
Au départ, le temps est beau mais, après deux jours de mer, nous éprouvons un violent vent qui renverse le navire sur le côté. Une chaloupe, ainsi que la cuisine de l'équipage, qui étaient sur le pont, sont emportées. Nous sommes forcés de mettre à la cape jusqu'au lendemain. A huit heures du matin, le temps devient beau. Une belle brise de grand largue nous permet de filer dix noeuds jusqu'à Tahiti, où nous mouillons sur sa belle rade le dix neuf août 1851.
A Tahiti
A peine au mouillage, le Gouverneur nous fait parvenir l'ordre de débarquer. Aussitôt à terre, nous sommes casernés avec la troupe ... et ceci pour nous faire participer à des travaux de la colonie en attendant l'arrivée d'une Corvette qui doit relever la troupe.
L'Alexandre en est quitte avec ses trente mille francs pour se chercher un chargement et nous pour rester à Tahiti au lieu de retourner en France avec le moyen que nous avions prévu. D'ores et déjà nous sommes à même de mesurer la cruelle différence d'accueil entre les Anglais et les gens de notre pays, qui sont pour nous sans miséricorde aucune.
Nous sommes employés sans retard à de rudes travaux, sous un soleil brûlant, sans recevoir de vêtements pour remplacer ceux de mauvaise qualité que nous avions reçus. Les uns poussent la brouette à longueur de journée tandis que les autres, dans l'eau jusqu'au cou, arrachent le corail du fond pour aménager une cale de carénage. Celui qui manque à l'appel pour le travail, ne fusse que de cinq minutes, est condamné à deux mois de blockhaus, plein de vermine. Notre travail, exécuté pour le compte du Génie Militaire, nous est payé un franc par jour. malheureusement, tout est versé à nos Officiers.
Nous devons percevoir cette solde tous les quinze jours, mais il n'en est rien, bien au contraire car, après deux mois de pénible labeur, on nous donne en tout et pour tout la somme de ... Cinq francs chacun ! Nous ne pouvons protester contre ces brimades de peur de ne pas être admis dans le contingent qui doit embarquer sur la Corvette ... Et manquer au départ, c'est rester un temps indéterminé à Tahiti, à poursuivre des travaux exténuants.
1er. Novembre 1851 :
Sur la route du retour.
Enfin nous embarquons. Les brimades continuent : N'ayant pas eu d'autres effets depuis Auckland et les nôtres étant très usés à cause des travaux que nous venons de faire à Tahiti depuis deux mois, nous ne pouvons, pendant notre quart, nous mettre à l'abri sans être sévèrement punis alors que l'équipage du navire pouvait, lui, faire ce que bon lui semblait ... Et bien souvent le manquement de ses hommes nous était attribué ! Nos Officiers profitaient également pour négliger leur service, chose qu'ils n'avaient jamais faite avant d'arriver à Tahiti. Tout le monde est contre nous ... Pourquoi ? Nous sommes ulcérés par cet état de choses. Nous nous résignons à souffrir avec patience et courage en attendant de sortir de cet injuste esclavage.
Le 5 janvier 1852 :
Le cinq janvier 1852, nous nous trouvons par le travers de La Plata lorsque nous sommes brusquement assaillis par un coup de "Pampero", si fréquent dans ces parages. Comme on en connaît les signes précurseurs, le Commandant a déjà fait carguer toutes les voiles et nous en sommes à les serrer lorsque le coup de vent s'abat sur la Corvette comme la foudre, arrachant des mains des gabiers la toile qui n'est pas encore rabantée. Aussitôt le navire se couche sur tribord, le pont est balayé par les vagues qui déferlent avec violence. Tout l'État-Major, l'équipage et une partie des passagers, réunis sur le pont, se croient déjà perdus. Les femmes portent cette scène au comble de la désolation par leurs cris de détresse. La plupart d'entre nous acceptent l'éventualité du naufrage sans tenter quoi que ce soit ... Bien au contraire, la situation semble les réjouir alors que tout le monde paraît affolé, se lamentant.
Nous, nous échangeons des plaisanteries, envisageant avec bonheur le moment d'aller "boire un coup à la Grande Tasse", nous divertissant de l'attitude de certains. L' État-Major fait remarquer notre conduite à nos Officiers, qui leur répondent que nous avons eu l'occasion d'en voir bien d'autres ... Après deux heures passées ainsi, le vent se calme, la mer redevient belle ... Nous poursuivons notre route.
Le 20 janvier 1852 :
Bahia.
Le vingt janvier, nous mouillons sur la rade de Bahia, (Salvador).
Nous ne restons à l'ancre que le temps de faire des vivres pour toute la durée de la traversée. Nous sommes ainsi rafraîchis des salaisons que nous avons consommées jusqu' alors.
Le trente, nous quittons le Brésil. huit jours après, nous passons l'équateur. Le vingt février, nous sommes en vue des îles du Cap-Vert. Le dix neuf mars, nous passons auprès des Açores par une forte brise du sud ouest qui nous permet de filer douze, et même treize noeuds. Tout le monde se réjouit de ce bon vent qui nous pousse vers la France ... Depuis si longtemps nous désirions ce retour que nous avions imaginé autrement ...
Bientôt nous allons revoir nos familles, qui doivent être bien inquiètes, connaissant le naufrage de l'Alcmène et depuis si longtemps que nous n'avons pu leur donner signe de vie ...
Le 1er. avril 1852 :
Le retour en France.
Le premier avril, nous ne sommes plus qu'à dix lieues d'Ouessant, où nous rencontrons des vents d'ouest, qui nous sont tout à fait contraires et dont la force nous contraint de mettre à la cape. Le quatre, le vent ayant molli un peu, nous louvoyons avec deux ris dans chaque hunier, jusqu'au lendemain à quatre heures de l'après-midi. . A cette heure, le pilote d'Ouessant embarque à notre bord. Il nous faut continuer à louvoyer toute la nuit entre Ouessant et l'entrée de Brest. La distance à parcourir est si courte que nous sommes contraints de virer de bord toutes les dix minutes afin d'éviter de nous échouer sur les dangereux rochers de ces parages.
Au point du jour, nous donnons dans l'entrée du goulet où, les vents et les courants étant contraires nous obligent à mouiller jusqu'au moment de la marée montante.
Sitôt arrivés, nous sommes mis en caserne.
Brest
et retour vers Rochefort :
Au bout de huit jours, impatients de ne point entendre parler de nos congés, fatigués de la longue traversée que nous venons de faire et d'être du matin au soir au quartier, nous nous présentons à la visite médicale du Major, qui nous envoie les uns après les autres à l'hôpital pour y prendre du repos.
Mais nos Officiers, apprenant ce manège, en rendent compte au Commandant de la Division, qui donne l'ordre au Major de l'hôpital de renvoyer au quartier tout l'équipage de l'Alcmène. Le même jour, tout le monde est de retour en caserne, sauf cinq, dont je suis, car une soeur de notre salle, apitoyée par notre triste aventure, a réussi à obtenir du Major en Chef de nous garder dans sa salle jusqu'à notre congé. Elle est constamment aux petits soins pour nous, à en rendre jaloux les autres hospitalisés.
Après quinze jours de meilleur traitement, le bruit court que nous allons être libérés.
Aussitôt, nous faisons le nécessaire pour sortir et la brave soeur nous met en garde contre ces bruits mais enfin nous laisse sortir.
Le sept mai, nous rentrons au quartier, croyant bien être libres ... Malheureusement il n'est pas question de nos lâcher : Nous devons attendre que notre Commandant passe en Conseil de Guerre pour rendre compte de la perte de son bâtiment. Nous restons ainsi jusqu'au quatorze mai. Nous nous promenons dans la vaste cour du quartier, tirant des plans pour rejoindre notre famille, car aucune solde ne nous a été payée depuis nos cinq francs de Tahiti ... Et les trois quarts de l'équipage sont de Rochefort !
Le premier mai, notre Commandant passe devant le Conseil aussi, ce jour-là, avons nous quartier_libre pour assister à l'audience. Notre Commandant est acquitté. Le soir, nous rentrons au quartier, pensant bien que c'était la dernière nuit que nous y passerions. Il nous faut cependant rester vingt quatre heures à Brest, faute de places dans les voitures.
Malheureusement, pendant ce temps-là, nous n'avons pas eu la chance d'apercevoir nos Officiers pour leur dire tout ce que nous avions sur le coeur.
Le seize, nous embarquons sur des voitures à quatre roues.
Une grande partie de nos compagnons d'infortune, n'ayant pas reçu d'argent de leur famille, partent à pied. Nous en rencontrons sur la route, partis un jour avant nous, marchant vaillamment, se soutenant à l'aide de bâtons. La misère semble s'attacher aux pas de
de ces malheureux.
Nous rentrons donc dans nos familles en fin mai. Le reste de l'équipage, qui était demeuré à Tahiti, fut embarqué sur différents navires. Les derniers restèrent jusqu'à la fin de l'année 1853.
FIN DE L'ODYSSÉE DE L'ALCMENE ARMÉE LE 18 AVRIL 1848 AU PORT DE ROCHEFORT ET NAUFRAGEE LE 3 JUIN 1851 SUR LA CÔTE OUEST DE LA NOUVELLE ZÉLANDE _ KAIPARA.
LE MASSACRE D'UNE PARTIE DE SON ÉQUIPAGE DANS LES ÎLES BÉLEP FUT LA CAUSE DIRECTE DE LA PRISE DE POSSESSION DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE PAR LA FRANCE.
RÉFÉRENCES :
_ Le récit proprement dit, reproduit en caractères "Chicago" droits est authentique. Il a été rédigé par l'un des marins embarqués sur l'Alcmène. Son texte est déposé au Service Historique de la Marine, à Rochefort,(série S.).
_ Les lettres de l'auteur du récit à sa fiancée, "Mimie"sont imaginaires mais reprennent certains renseignements fournis par les registres conservés au Service Historique de la Marine, à Rochefort,(série E. tout particulièrement.) Elles sont présentées en caractères "Swing" italique.
_ Le complément au journal de l'auteur est, lui-aussi imaginaire mais il présente des renseignements et des faits enregistrés sur les registres des rôles d'équipages, (série E. _ Service Historique de la Marine, à Rochefort.) Il est présenté en caractères "Chicago"italique.
REMERCIEMENTS :
_ Que soit ici remercié celui qui m'a confié le premier exemplaire du récit de cette Odyssée, il y a déjà de nombreuses années.
_ Que soit ici remerciés Monsieur Fardet, Conservateur des archives du Service historique de la Marine et ses collaborateurs qui ont grandement facilité nos recherches.
Note :
_ Dès l'année 1968 un exemplaire de ce récit avait été adressé par mes soins à Monsieur le Haut-Commissaire de France en Nouvelle-Calédonie. J'ignore quel accueil lui a été fait. Il n'en a pas été accusé réception.
_ La même année, un exemplaire a été expédié à Monsieur le Haut-Commissaire de France en Polynésie_Française :
Monsieur Marc Darmoy, chargé à cette époque du Service des Communications du Haut-Commissariat m'apprit, le premier, tout l'intérêt de ce document, compte-tenu de l'importance des évènements dont l'équipage de l'Alcmène avait été victime dans les îles Bélep dans l'histoire de la Nouvelle_Calédonie. Il en avait préparé une édition à laquelle sa mort, d'une part, les changements politiques survenus en Polynésie, d'autre part, n'ont pas permis de voir le jour.
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